Rochefort

En 1899, Henri Matisse achète à Ambroise Vollard plusieurs œuvres dont un plâtre original d'Auguste Rodin que le marchand de tableaux tenait de la veuve d'Edouard Manet1. L'achat de ce Buste de Henri Rochefort2, témoigne de l'intérêt nouveau porté par Matisse aux maîtres contemporains et marque son engagement dans la « modernité ». L'année précédente, l'artiste avait rencontré Rodin et lui avait soumis certains de ses dessins : « Il m'a dit que j'avais 'une main facile', ce qui était faux. Il m'a recommandé de faire des dessins 'pignochés' et de les lui montrer. Je n'y suis jamais retourné (...). Déjà ma discipline était à l'encontre de celle de Rodin »3. Dans les Notes d'un peintre, Matisse précise : « Pour moi tout est dans la conception. Il est donc nécesssaire d'avoir dès le début, une vision nette de l'ensemble. Je pourrais citer un très grand sculpteur qui nous donne des morceaux admirables mais, pour lui, une composition n'est qu'un groupement de morceaux, et il en résulte de la confusion dans l'expression. »4. On peut observer cette prise de distance théorique et pratique dans les dessins que Matisse réalise à partir du plâtre de Rodin : L'Étude de profil du MNAM et L'Étude de trois-quarts du Musée Matisse de Nice. Dessin réaliste et dessin synthétique, ils présentent deux étapes d'un travail d'analyse et de réduction du sujet où Matisse confronte sa méthode à celle du sculpteur.

L'intérêt de Matisse pour le profil, cette vision tangente à la fois étrangère au modèle et révélatrice de son contour le plus spécifique, est marqué par la réalisation, dès 1894, de médaillons présentant deux versions d'un profil de femme5. Cet intérêt sera réitéré dans de nombreuses œuvres — céramiques, toiles, papiers découpés — dans lesquelles la vue tranchée de profil vient manifester la bidimensionnalité du support. Dans la confrontation au volume de la sculpture de Rodin, Matisse en déplaçant son point de vue d'un dessin à l'autre trace autour du modèle une orbite perceptuelle originale. Alors que le dessin du MNAM s'attache à respecter les caractéristiques de la sculpture, celui du Musée Matisse en effectue une description structurale accentuant la géométrie du visage et de la coiffure: « Bien que l'identité du sujet soit conservée, on peut observer un raidissement et une purification tangibles des contours courbes de la tête et du cou, ainsi qu'un rétrécissement et un resserrement général du buste. »6 Matisse accomplit ainsi la rupture avec l'art de Rodin, rupture qu'il définissait comme « un travail d'architecture générale, remplaçant les détails explicatifs par une synthèse vivante et suggestive »7.

Anne Baldessari

Notes :

1. Jack Flam, The Man and his Art, 1869-1918, Londres, Thames and Hudson, Ltd, 1986, p. 72.

2. Henri de Rochefort-Lucay, né en 1830; journaliste et homme de lettres. Le plus grand polémiste du XIXe siècle.

3. Raymond Escholier, Matisse ce vivant, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1956.

4. Henri Matisse, Les Notes d'un peintre, in La Grande Revue, Paris, 1908, t. 52.

5. Cf. Profil de femme (1re et 2e version); p. 18 (collection particulière, Paris), reproduit in Albert E. Elsen, The Sculpture of Henri Matisse, New York, Harry N. Abrams, 1972, p. 16 .

6. Albert E. Elsen, The Sculpture of Henri Matisse, New York, Harry N. Abrams, 1972, pp. 16-17. Cf. également les Actes du colloque Rodin et la sculpture contemporaine, Paris, Musée Rodin, 1983 (communication de A.E. Elsen), p. 71, note 23.

7. Raymond Escholier, Matisse ce vivant, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1956.

Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989