Femme

Jusqu’à la fin, Miró, qui, depuis son « grand atelier » de Palma, jouit d’une renommée internationale et travaille à des commandes monumentales, multiplie les risques et les expérimentations. L’exercice du dessin, qu’il pratique quotidiennement comme un journal, lui permet d’expérimenter tous les matériaux, tous les langages. C’est là une exigence impérative : « Et si je venais à manquer de matériaux pour travailler, aller sur la plage et faire des graphismes sur le sable avec un roseau, dessiner en pissant sur la terre sèche, dessiner dans l’espace vide le graphique du chant des oiseaux, le bruit de l’eau et du vent et d’une roue de charrette et le chant des insectes, que tout cela soit ensuite emporté par le vent, par l’eau, mais avoir la conviction que toutes ces pures réalisations de mon esprit auront par magie et par miracle une répercussion dans l’esprit des autres hommes », écrivait-il déjà en 1940-1941. Instrument de communication, son langage graphique, désormais simplifié en signes élémentaires, se veut universel.

Personnage, oiseau, 1972, aux lourds tracés d’encre, Personnages, oiseaux, 1975, grande feuille traversée, all over, d’un réseau léger de tracés cursifs, et, surtout, l’ultime et monumentale Femme (1978), au contraire plus peinte que dessinée, sont exemplaires de la complexité du travail graphique de Miró. La dualité, les contradictions qui fondent toute sa démarche poétique s’y manifestent. D’un côté, une volonté absolue de maîtrise, qui lui impose de dégager, à partir de la tache, de l’explosion ou de la coulée d’encre, des signes efficaces renvoyant aux archétypes fondamentaux. La femme, l’oiseau sont de plus en plus omniprésents : un corps de femme-méduse apparaît ici, pieds-battoirs dotés d’antennes d’escargots, membres tentaculaires enserrant une figure fantôme, et le centre fendu en un grand sexe rouge ; jusqu’au bout, Miró exorcise la fascination mêlée de terreur que la femme, puissance chtonienne ancestrale, de terre et de feu, exerce sur lui depuis toujours. De l’autre côté, une explosion de matières et de gestes : l’encre est littéralement lancée contre le mur de papier kraft grossièrement déchiré, faisant jaillir éclaboussures et maculages, tandis que le crayon brouillonne de vagues graffitis.

Le peintre du silence et du vide, qui, avec une science toute musicale, ponctue d’une balafre ou d’un spot l’espace monochrome – devenu espace de méditation –, est aussi celui du cri et de l’excès, qui donne chair et sexe à la matière nourricière. L’artiste de l’élégance aérienne, qui fait courir avec ivresse son crayon ou son pinceau de part et d’autre de la feuille, est aussi celui de la trivialité de la boue et du sang, de l’accident impromptu, accueilli avec une égale jubilation : là encore, Miró ouvre la voie aux pratiques graphiques les plus contemporaines.

Agnès de la Beaumelle

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008