Le Luxe I
[été 1907]
Le Luxe I
[été 1907]
La gamme des couleurs pâles et l'exécution d'une grande étude de mêmes dimensions, au crayon, renvoient aux fresques toscanes que Matisse a pu voir durant son voyage en Italie en 1907.
Luxe I produit plus d'effet que de sens. Que font cette Vénus de plage pareille à une géante et sa suivante au bouquet de fleurs ? Que nous dit cette pastorale revisitée ? Au Salon d'automne où l'œuvre est présentée en 1907, la critique y décèle un mépris de la forme, une abstraction ou une peinture inachevée, quand d'autres saluent sa dimension décorative. Le paysage est simplifié en un traitement par aplats de couleurs presque irisées, posées de touches vibrantes et rapidement brossées.
Ámbito | Peinture |
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Técnica | Huile sur toile |
Medidas | 210 x 138 x 2,4 cm |
Adquisición | Achat, 1945 |
Inventario | AM 2586 P |
Información detallada
Artista |
Henri Matisse
(1869, France - 1954, France) |
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Título principal | Le Luxe I |
Título atribuido | Le Luxe, esquisse ; Luxe ; Le Luxe, décoration ; Luxe, calme et volupté |
Fecha de creación | [été 1907] |
Lugar de realización | Oeuvre réalisée à Collioure |
Ámbito | Peinture |
Técnica | Huile sur toile |
Medidas | 210 x 138 x 2,4 cm |
Inscripciones | MO.B.G. : H M |
Adquisición | Achat, 1945 |
Sector de colección | Arts Plastiques - Moderne |
Inventario | AM 2586 P |
Análisis
« Non loin de là, M. Matisse exhibe un grand panneau Le Luxe, qui déchaîne passablement de discussions (...) La toile représente, se détachant sur un fond marin de verts, de bruns et de bleus violacés, trois femmes; une grande, debout de face, dominant la seconde accroupie de profil à ses pieds, et, dans le lointain, la troisième écartelée dans un mouvement de galop suspendu; tout cela sans grandes relations de formes ni de volumes. C'est dessiné au trait, de ce trait hypnotique et chevrotant adopté par M. Matisse comme le seul sans doute qui puisse inscrire sans trahison les errements de sa sensibilité; le coloriage est agréable bien que plat, et les rapports heureux encore qu'assez élémentaires. Cela cause une impression bizarre; de loin on est attiré, car ces ondes de couleur sans représentation définie font sur le mur un joli jeu, on s'approche, et sitôt le charme s'évapore, de là le dépit (...) Je me suis un peu étendu sur ce cas-là, car il est représentatif et semble devoir faire école. Nul ne prend son art plus au sérieux que M. Matisse, et nul ne lui voit des fins plus hautes, il est avant tout probe ouvrier; cela vaut qu'on lui fasse quelque crédit. »1
C'est en ces termes quelque peu réticents que Félix Vallotton caractérise l'envoi de Matisse au Salon d'Automne de 19072, et plus particulièrement la première version du Luxe, exécutée à Collioure au début de l'été 19073
Matisse avait pris la précaution d'accompagner le titre des œuvres, présentées dans le catalogue du Salon, de la mention « esquisse ». Cela ne suffit pas à désarmer les critiques : « Ces cinq toiles sont-elles vraiment des esquisses comme l'indique le catalogue ? On préférerait qu'il en fût ainsi, que Matisse renonçât à mettre dans un tableau des formes qui ne valent qu'à titre d'indication (...) Si dans Le Luxe, il avait consenti à enlever à ses figures une certaine apparence de croquis, il en aurait fait une œuvre pleine de grandeur. »4
Cette « esquisse » est en fait une œuvre très élaborée : nous en connaissons au moins trois études, également conservées au MNAM ainsi qu'une petite gravure5. L'une des études, particulièrement poussée, et de dimensions légèrement supérieures à l'œuvre définitive, constitue en réalité un véritable carton, prévoyant et agençant dans le détail non seulement la composition et la disposition des figures, mais la répartition des ombres et des lumières — procédé académique s'il en fut ! Et Le Luxe I donnera lieu à d'autres développements : après le Salon d'Automne, à la fin de l'année 1907, Matisse peindra une deuxième version, Le Luxe II
Il semble qu'assez peu de temps après sa présentation au Salon d'Automne, l'œuvre soit passée chez Michaël et Sarah Stein6: Le Luxe I apparaît sur une photographie7 de leur salle à manger non datée, mais vraisemblablement prise, comme les autres photographies du 58 rue Madame, vers 1908. D'autre part, C. Lewis Hind8 dans le récit d'une visite rue Madame (visite qui eut lieu entre le printemps 1910 et 1911) fait allusion à une toile qui pourrait être Le Luxe : « À Paris, écrit-il, j'eus l'occasion de boire le calice Matisse jusqu'à la lie (...) M. et Mme Stein sont passionnés de Matisse. Ils ne font pas de prosélytisme, mais ils désirent faire partager leur enthousiasme devant ses peintures, ses dessins, ses sculptures (...) Ma première réaction fut la consternation, presque l'horreur. Ce groupe de nus, ces teintes plates — de la couleur de peintre en bâtiment — un nu vert, un nu rose, un nu jaune pâle. Ces monstres nés de formes féminines, ces caricatures de nus! » L'œuvre avait-elle été achetée — au Salon — par les Stein, effectivement « passionnés » de Matisse, ou Matisse la leur a-t-il simplement confiée en dépôt rue Madame (salon très fréquenté par des amateurs possibles), la question n'est pas résolue pour l'instant (elle ne l'est pas davantage pour Intérieur aux aubergines, au Musée de Grenoble, resté également un certain temps chez les Stein...).
Enfin, dans L'Atelier rose (peint en 1911), c'est bien Le Luxe II (et non notre première version que nous présumons absente) que Matisse fait figurer dans le répertoire symbolique de son œuvre accroché aux murs de l'atelier d'Issy. L'œuvre revient cependant à une date non déterminée, chez Matisse : elle figure notamment sur une photographie de l'appartement du 132 boulevard Montparnasse, publiée en 19399. Et c'est à Matisse que la Réunion des Musées nationaux achète Le Luxe I, en 1945, en même temps que plusieurs autres œuvres importantes : Le Luxe I est la toile la plus ancienne de l'ensemble choisi chez Matisse, le point de départ historique de l'itinéraire que cherchait à reconstituer Jean Cassou pour le Musée.
Le sujet du Luxe procède en effet de la série d'oeuvres sur le thème de l'Age d'Or, qui préoccupe Matisse depuis plusieurs années, depuis Luxe, calme et volupté, puis Le Bonheur de vivre (1906), et qui aboutira à La Danse et La Musique (1909 et 1910).
Semblable avec ces personnages peints pour la première fois plus grands que nature à un fragment monumentalisé, dérivé des poses et des groupes ayant figuré dans les œuvres antérieures, Le Luxe se rattache peut-être encore plus directement à Puvis de Chavannes, notamment à Jeunes filles au bord de la mer (1879)10 qui comprend également trois personnages. Mais bien d'autres sources possibles ont pu être identifiées : Cézanne bien sûr, et le petit tableau de (trois) Baigneuses que possédait Matisse depuis 1899 auquel il se réfère constamment, mais aussi peut-être certaines estampes japonaises11. La gamme des couleurs pâles, le procédé de transfert d'un carton mis aux carreaux à une toile renvoient encore aux fresques toscanes que Matisse a pu voir, juste après la mise en chantier du Luxe I à Collioure, pendant le voyage en Italie qu'il a effectué, à l'invitation de Léo Stein, de mi-juillet à mi-août 1907. Matisse accentuera notablement cette dernière référence dans la deuxième version, remplissant les compartiments de la composition de teintes plus soutenues et plus égales, et utilisant une technique de peinture à la caséine donnant à la peinture une matité comparable à celle de la fresque.
Dans la première version, au contraire, subsistent des irisations, des zones rapidement brossées, esquissées, une sorte de vibration qui contredit la clarté du dessin, et la simplicité générale du parti. Une ambiguïté12 qu'on retrouve dans le motif même de la toile et même dans le rapport incertain qu'elle entretient avec son titre : ces trois figures peuvent être interprétées aussi bien en termes plastiques (un même corps démultiplié, en trois poses très différentes) qu'en termes plus symboliques (la description de trois états de l'être : passif, actif, contemplatif) ou encore mythologiques (une libre évocation de la naissance de Vénus ? ).
Isabelle Monod-Fontaine
Notes :
1. Félix Vallotton, compte rendu du Salon d'Automne, La Grande Revue, 25 octobre 1907.
2. L'envoi de Matisse est mentionné comme suit dans le catalogue :
n° 757, Tête d'expression
n° 757 bis, La Musique (esquisse)
n° 758, Le Luxe (esquisse)
n° 759, Paysage (esquisse)
n° 759 bis, Paysage (esquisse)
n° 760, dessin
n° 760 bis, dessin. »
3. La peinture Le Luxe a été expédiée de Collioure à Paris le 13 juillet 1907. Communication écrite des Archives Matisse, 1988.
4. Michel Puy, « L'effort des peintres modernes », Paris, 1933, p. 65.
5. Cf. Marguerite Duthuit-Matisse, Claude Duthuit, Henri Matisse-catalogue raisonné de l'œuvre gravé, Paris, 1983, édité par les auteurs (avec la collaboration de Françoise Garnaud; préface de Jean Guichard-Meili). t.1 : eaux-fortes et pointes sèches, bois gravés, monotypes, n° 320.
6. Vers la même époque, Michaël et Sarah Stein installent (et décorent) une grande pièce rue Madame et expriment le souhait d'acheter à Henri Matisse sa « grande toile ». Il est vraisemblable qu'Henri Matisse, ne voulant pas la vendre, la leur avait prêtée pour un temps. Communication écrite des Archives Matisse, 1988.
7. Photographie publiée par Hélène Seckel, in catalogue « Paris 1977 », p. 205.
8. C. Lewis Hind, « The Post Impressionists », Londres, Methuen & C°, 1911, pp. 45-46.
9. Le Point, n° 21, juillet 1939.
10. Cf. le catalogue de l'exposition Puvis de Chavannes and the Modern Tradition (Art Gallery of Ontario, 25 octobre-30 novembre 1975), « Likewise, Le Luxe I would appear to have Puvis's Girls by the Seashore as its spiritual ancestor...». Cf. également John Elderfield, texte d'introduction au catalogue The « Wild Beast », Fauvism and its Affinities, New York, The Museum of Modern Art, 26 mars-1er juin 1976 // San Francisco, The Museum of Modern Art, 29 juin-15 août 1976 // Fort Worth, The Kimbell Art Museum, 11 septembre-31 octobre 1976, p. 136.
11. Cf. Robert Reiflf, « Matisse and Torrii Kiyonaga », Arts Magazine, février 1981, pp. 164-167
12. Cf. l'analyse de Jack Flam, in Jack Flam, The Man and his Art, 1869-1918, Londres, Thames and Hudson, Ltd, 1986 pp. 207-212.
Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989
Análisis
Après le Salon des Indépendants (20 mars-30 avril 1907) où Tableau no III (Nu bleu, souvenir de Biskra), seul envoi de Matisse, a provoqué un nouveau choc, le peintre revient travailler à Collioure dès le 22 avril, avec sa femme et sa fille Marguerite. Pendant l’été, du 14 juillet au 14 août, Amélie et Henri Matisse voyagent en Italie, découvrent Florence et Fiesole, puis Sienne, Arezzo, Padoue, Ravenne et Venise. Matisse ne peint ni ne dessine pendant ce voyage, mais s’attarde particulièrement devant les fresques de Giotto à Padoue, et celles de Piero della Francesca à Arezzo. Il revient directement à Collioure avant de repartir début septembre à Paris, pour préparer le Salon d’automne, et aussi pour pratiquer intensément le décor sur céramique auprès d’André Metthey.
Le Luxe I est présenté au Ve Salon d’automne du 1er au 22 octobre 1907, sous le titre quelque peu restrictif : Le Luxe, esquisse. C’est la pièce maîtresse de l’envoi de Matisse, qui comprend trois autres œuvres, dont deux sont également qualifiées d’esquisses (La Musique, esquisse ; et Paysage, esquisse), et la troisième de Tête d’expression. Le Luxe ne faisait pas partie des envois à Félix Fénéon, à la galerie Bernheim-Jeune, annoncés avant le départ en Italie, à la mi-juin, puis début juillet. Est-ce à dire que Matisse ne le considérait pas alors comme terminé ? qu’il y aurait apporté des retouches à son retour ? C’est peu probable, d’autant que l’œuvre figure, apparemment dans l’état que nous connaissons, sur une photographie prise à Collioure : Amélie (qui porte la même robe d’indienne à ramages que dans Tête d’expression, envoyée à Fénéon le 13 juillet) et Marguerite sont assises à côté de Matisse.
L’œuvre surprend et dérange la critique. Moins provocante certes que Tableau no III (Nu bleu), elle inquiète par « ces ondes de couleur sans représentation définie », « ces rapports élémentaires », « ce trait hypnotique et chevrotant », « cette maladie de l’inachevé qui est un des traits distinctifs de son tempérament ». Seul, ou à peu près, Charles Malpel salue le grand panneau envoyé par Matisse qui « atteste les plus séduisantes et les plus fermes qualités de décorateur. Il est grandiose de lignes et de couleurs. »
De fait, son sujet procède de la série d’œuvres sur le thème de l’âge d’or qui préoccupe Matisse depuis plusieurs années, depuis Luxe, calme et volupté (1904), Le Bonheur de vivre (1906), et qui le conduira à peindre La Danse et La Musique (1909-1910), en passant par Baigneuses à la tortue (1908). Comme un fragment élargi et monumentalisé, à partir de l’un des groupes figurant dans Luxe, calme et volupté, les trois personnages de Luxe occupent presque complètement l’espace de la toile sur un fond de paysage simplifié à l’extrême, en quatre registres colorés : un sable ocre jaune, une mer verte, des collines violettes, un ciel bleu, qui n’évoquent plus que de très loin le paysage réel de Collioure.
La composition pourrait aussi s’inspirer d’une toile de Puvis de Chavannes, Jeunes filles au bord de la mer (1879, Paris, Musée d’Orsay) réunissant également trois figures, dans des poses voisines. Matisse accentuera son parti décoratif (contredit par les irisations des couleurs pâles et rapidement brossées du Luxe, esquisse) dans une seconde version (Copenhague, Statens Museum for Kunst), exécutée après le Salon d’automne, pendant l’hiver 1907-1908, ou même en 1908. Il repart d’un véritable carton, soigneusement dressé et mis au carreau d’après la première version (AM 1976-279). Il en remplit les compartiments, reportés sur la toile, de teintes plus soutenues et plus plates, en utilisant une technique de peinture à la caséine qui donne à la couleur une matité comparable à celle de la fresque, remplissant ainsi le programme énoncé dans sa lettre à Signac du 14 juillet 1905 à propos de Luxe, calme et volupté : « Souvenez-vous du carton du tableau et de la toile, et vous constaterez, si vous ne l’avez déjà fait, leur discordance de plastique. Pour colorer le carton, il suffit de remplir les compartiments par des teintes plates, à la Puvis par exemple. »
Peut-être aperçu par Michael et Sarah Stein lors d’une visite (non avérée) à Collioure début juin 1907, Le Luxe I leur est confié (en 1908 ?) pour quelques années, avant de retourner chez Matisse. C’est au peintre lui-même que Jean Cassou achètera en 1945 cette toile historique, la plus ancienne de l’ensemble qui entre alors au Musée.
Isabelle Monod-Fontaine
Source :
Extrait du catalogue Collection art moderne - La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, sous la direction de Brigitte Leal, Paris, Centre Pompidou, 2007