Porte-fenêtre à Collioure
[septembre 1914 - octobre 1914]
Porte-fenêtre à Collioure
[septembre 1914 - octobre 1914]
Pour Louis Aragon, cette œuvre est « le plus mystérieux des tableaux jamais peints ».
Peinte à Collioure, l'œuvre est laissée dans un état d'inachèvement quand Matisse rentre à Paris en octobre 1914. La zone de noir au centre recouvre une première figuration d'un balcon ouvert et a valeur de symbole. Que l'on voit cette fenêtre ouverte ou fermée, elle est en tous les cas une réflexion subtile sur plusieurs objets : la fenêtre comme métaphore de la vision dans la tradition occidentale et ce qu'il en advient en 1914, la couleur noire qui vient de manière contradictoire suturer et unifier le tableau.
Ámbito | Peinture |
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Técnica | Huile sur toile |
Medidas | 116,5 x 89 x 2,5 cm |
Adquisición | Dation, 1983 |
Inventario | AM 1983-508 |
Información detallada
Artista |
Henri Matisse
(1869, France - 1954, France) |
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Título principal | Porte-fenêtre à Collioure |
Título antiguo | Fenêtre ouverte ; Le Balcon ouvert |
Fecha de creación | [septembre 1914 - octobre 1914] |
Ámbito | Peinture |
Técnica | Huile sur toile |
Medidas | 116,5 x 89 x 2,5 cm |
Adquisición | Dation, 1983 |
Sector de colección | Arts Plastiques - Moderne |
Inventario | AM 1983-508 |
Análisis
Matisse et sa femme, accompagnés de Marquet, arrivent à Collioure le 10 septembre 1914. Ils s’installent dans la maison de Marie Astié, située avenue de la Gare, qu’ils louent à l’année depuis décembre 1906. Ils retrouvent Juan Gris, arrivé à Collioure fin juin, avant le début de la guerre.
Peinte pendant ces quelques semaines (Matisse rentre à Paris le 22 octobre), Porte-fenêtre à Collioure porte la trace des humeurs sombres qui prévalaient en cette fin d’été 1914, lourde de menaces. C’est surtout la première tentative de Matisse pour transformer le noir en équivalent de lumière. Bien sûr, il l’avait déjà utilisé en accents ponctuels, en taches ou en larges cernes, comme une note plus basse, plus grave au milieu des autres couleurs, dans certaines toiles postfauves. Mais pendant les années qui correspondent à la Première Guerre mondiale (et y étant peut-être conduit par l’atmosphère angoissante de cette période dramatique), le noir prend dans son œuvre une place prépondérante : noir-miroir ou noir-mémoire, il est traité comme une surface à la fois absorbante et réfléchissante. Porte-fenêtre à Collioure est à cet égard une toile radicale, presque abstraite : on la perçoit tout d’abord comme une juxtaposition de bandes colorées inégales et parallèles qui ne prennent un sens, qui ne font image, que par le titre Porte-fenêtre (ou fenêtre ouverte) à Collioure. Et de fait, s’impose alors une lecture : l’ébrasement, à droite et à gauche, d’une fenêtre enferme un noir central. Le milieu est l’ouverture, les côtés, les battants ou volets. Dans le même mouvement cependant, le regard qui n’hésite plus à reconnaître une fenêtre et même à percevoir qu’elle s’élève à partir d’un sol, qu’elle est à la fois porte et fenêtre, bute sur la zone centrale, obscure, sur ce noir mat posé par-dessus. Manifestement il fait écran, indique qu’il y a quelque chose à voir tout en le cachant. Dernière couche visible, ce noir recouvre-t-il d’autres couleurs et quelle est sa fonction ? L’analyse en laboratoire fournit peu de données, mais assez précises. Matisse a pensé inscrire dans l’espace central une vue : un paysage, peut-être même un personnage, sans doute colorés. Il n’en subsiste, recouverte de noir, mais visible à jour frisant, que la trace d’une grille, celle du balcon de la maison de Marie Astié.
Lors de la dernière séance, Matisse a effacé ou gratté ces quelques éléments figuratifs et a recouvert cette zone d’une couche de noir. Écran descendu comme fermeture et fin de non-recevoir que l’artiste se serait signifiés à lui-même ? Solution d’attente pour une toile qu’il considérait comme inachevée ? De retour à Paris, le 6 novembre, il écrit à sa femme, triste de n’être pas resté avec elle à Collioure : « Je regrette tant. J’y voyais du travail pour tout l’hiver. J’avais déjà commencé avec le balcon ouvert que je voulais continuer, et j’avais d’autres choses encore, enfin je me sentais dans mon milieu. Et c’est si loin de la guerre. »
Quoi qu’il en soit, le choix du noir n’est pas indifférent. Matisse semble symboliquement décidé, en cette tragique fin d’été, à faire surgir la lumière du noir. Porte-fenêtre à Collioure est le point de départ du travail qu’il engage sur le « noir-lumière » qu’il admire chez Manet. Mais c’est aussi un moment de suspens : ce noir-là, recouvrant pour les annuler les oranges, les verts et les roses des premières fenêtres peintes à Collioure, presque dix ans plus tôt, cherche à en produire l’équivalent et n’y réussit pas encore tout à fait. Le renversement du rideau opaque en matière lumineuse, la métamorphose du pigment noir en écran diffuseur de mémoire va mettre plusieurs saisons à s’opérer pleinement, dans Les Marocains en 1916.
Ne la considérant pas comme terminée, Matisse n’a pas signé la toile, mais il l’a conservée. On ne l’a redécouverte, restaurée, et exposée que bien après sa mort, en 1966 à Los Angeles. Elle a depuis lors fasciné toute une génération de peintres, comme la trace jamais revendiquée d’un improbable passage de Matisse à l’abstraction.
Isabelle Monod-Fontaine
Source :
Extrait du catalogue Collection art moderne - La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, sous la direction de Brigitte Leal, Paris, Centre Pompidou, 2007
Análisis
Porte-fenêtre à Collioure (peint en 1914) a produit, depuis sa première apparition en public, un demi-siècle plus tard, un effet de fascination sur les artistes et sur les critiques d'art; à la fin des années soixante, une génération de peintres1 (peut être déjà sur la défensive) y trouvait en fait très opportunément une source possible — et comme la justification — de ses convictions esthétiques. Ainsi, écrit Pierre Schneider2: « les tenants de l'art minimaliste, variété extrême du formalisme qui dominait alors la scène américaine, saluèrent avec enthousiasme ce précurseur inattendu sinon inespéré d'une peinture qui prétendait interdire qu'on vit en elle autre chose que ce qu'elle était : du pigment sur un support matériel. » Il ajoute très justement : « En réalité la comparaison de la toile de Matisse avec des œuvres minimalistes fait ressortir la différence radicale des démarches ».
On perçoit la toile de prime abord comme une juxtaposition de bandes colorées inégales et parallèles, apposition de bleu, de noir, de gris et de vert qui ne prend un sens, qui ne fait image que par le titre sous lequel elle a été connue : Porte-fenêtre (ou Fenêtre ouverte) à Collioure. Et de fait s'impose alors une lecture : l'ébrasement à droite et à gauche d'une fenêtre enferme un noir central. Le milieu est l'ouverture, les côtés battants ou volets. Dans le même mouvement cependant, le regard qui n'hésite pas à reconnaître une fenêtre, et même à percevoir qu'elle s'élève à partir d'un sol, qu'elle est à la fois porte et fenêtre, bute sur la zone centrale, obscure, ce noir mat posé par-dessus : manifestement il fait écran, indique qu'il y a quelque chose à voir tout en le cachant.
De là à tenter de traverser cet écran, du moins à s'interroger sur l'autre côté... Soit puisqu'on nous parle de fenêtre : sur quoi ouvrirait-elle, au-delà du noir, intérieur ou extérieur ? , soit en termes de peinture: ce noir, dernière couche visible, recouvre-t-il d'autres couleurs et quelle est sa fonction ? Les Archives Matisse, l'analyse en laboratoire fournissent peu de données, mais assez précises. Matisse a peint cette œuvre à Collioure, au début de l'automne 1914. Il a pensé inscrire dans l'espace central une vue, dont ne subsiste, recouverte de noir mais visible à jour frisant, que la grille d'un balcon. Lors de la dernière séance, Matisse a effacé une partie de ces éléments et a recouvert cette zone d'une couche de noir. Il n'a pas signé la toile, mais l'a conservée. Après sa mort, l'œuvre assez abîmée a été restaurée, puis exposée. Là commence son histoire « publique ».
Revenons à 1914. Matisse arrive à Collioure vers le 10 septembre, après avoir passé l'été à Paris et à Issy. Il y demeure jusqu'en octobre. Inutile d'insister sur la sombre connotation de cet été 1914, qui voit commencer une guerre terrible à tous égards et particulièrement bouleversante pour Matisse, dont la mère et le frère sont au Cateau, en zone occupée, derrière les lignes ennemies. D'autre part, nombre de ses meilleurs amis (Camoin, Derain, Puy, Manguin, Braque, entre autres) sont partis au front, et ceux qui restent (Matisse a d'ailleurs cherché à s'engager, mais il a déjà quarante-cinq ans, et trois enfants) sont désemparés. Matisse retrouve à Collioure la maison de Marie Ducros, qui se trouve à l'intérieur du village, et qu'il loue depuis son second séjour, à l'année (en 1905, la maison qu'il habitait donnait sur le port). Durant le mois de septembre, il voit fréquemment Juan Gris, lui-même désorienté par le départ de la plupart de ses camarades et par de sombres perspectives matérielles : son marchand et ami, Daniel-Henry Kahnweiler, est bloqué par la guerre en Italie. Les lettres que lui adresse Gris fournissent un précieux témoignage sur ces semaines de septembre 1914, et sur les préoccupations des deux peintres : « Je vois souvent Matisse » écrit Gris (lettre non datée, mais postérieure à celle du 11 septembre, où Gris annonce l'arrivée de Matisse à Collioure). « Nous parlons de peinture avec acharnement tandis que Marquet écoute en traînant ses pieds »...3
Gris et Matisse parlent donc de peinture, mais peut-on supposer avec Kahnweiler, que ces conversations ont « influencé » Matisse ? Porte-fenêtre à Collioure, peint justement dans le temps de ces entretiens, devrait alors en porter des traces, tout comme d'autres œuvres entreprises à la même époque. Je crois à vrai dire qu'il n'en est rien, et que la question du rapport de Matisse au cubisme se pose beaucoup plus largement, les échanges avec Gris n'étant qu'un élément parmi d'autres de cette confrontation sur laquelle Matisse s'interroge, depuis déjà plusieurs années. Il s'en est d'ailleurs expliqué par la suite, dans un entretien important avec Tériade4: « C'est l'imagination », dit Matisse « qui donne au tableau espace et profondeur. Les cubistes faisaient accepter de force à l'imagination du spectateur un espace rigoureusement défini entre chaque objet ». Or, tout en tentant parfois d'adopter une grille plus ou moins orthogonale (comme dans Tête blanche et rose, 1914; n° 11) Matisse ne réussit jamais — il ne le peut, ni ne le veut — à décomposer l'espace en plans superposés, repliables et dépliables dans les limites précises d'un déploiement assigné d'avance. L'espace cubiste (celui des tableaux analytiques de 1911, et à plus forte raison celui de la période synthétique) n'est jamais indéfini. On se meut dans un espace réglé, plein de surprises certes, mais avant tout mesuré. Dans les mêmes années, l'espace de la peinture de Matisse apparaît comme démesuré, hors échelle par rapport aux constructions cristallines de Picasso et de Braque. Ainsi est-il bien impossible de mesurer dans L'Atelier rouge de 1911 la quantité d'espace qui sépare les objets, maintenus en suspension dans un milieu qui est proprement sans limites. De même, dans Porte-fenêtre à Collioure, l'ouverture de la fenêtre délivre un espace non seulement impossible à mesurer mais même impossible à assigner au-dedans plutôt qu'au dehors.
La prégnance du thème de la fenêtre dans l'œuvre de Matisse a naturellement à voir avec ce sentiment de l'espace. Répondant en 1942 à la question : « D'où vient le charme de vos tableaux représentant des fenêtres ouvertes ? »5, il déclare: « Probablement de ce que, pour mon sentiment, l'espace ne fait qu'un depuis l'horizon jusqu'à l'intérieur de ma chambre-atelier, et que le bateau qui passe vit dans le même espace que les objets familiers autour de moi, et le mur de la fenêtre ne crée pas deux mondes différents ».
La fenêtre découpée dans le mur ne sépare pas un dedans et un dehors, elle est au contraire pour Matisse le lieu privilégié où est rendue visible la continuité, la cohésion fondamentale du tissu de l'espace. De même que le tableau — isolé du mur par le cadre — ne propose en aucune manière une fenêtre ouverte sur unautre monde, n'est pas séparé du monde intérieur du spectateur mais cherche à le rejoindre : par le regard, celui-ci pourra y pénétrer et peut-être s'y découvrir.
Le thème complexe de la fenêtre régit déjà, plus ou moins consciemment, certaines œuvres anciennes (Porte ouverte, 1896). Peut-être à l'origine de tout, un dessin de Seurat ayant appartenu à Fénéon (il n'est par conséquent pas impossible que Matisse l'ait entrevu), Par la grille du balcon, 1883 (crayon Conté, 31,6 X 24 cm), où s'opère, comme plus tard chez Matisse, la transmutation de la lumière en ombre dans un espace continu, par le seul effet du grain immuable du papier plus ou moins caressé par le crayon. Mais c'est en 1905 à Collioure que Matisse, de façon répétée, commence à peindre des « fenêtres ouvertes ». Dans Intérieur à Collioure, la sieste, s'échangent d'une partie de l'œuvre à l'autre le vert et le rouge orangé, relié plutôt le premier à la pénombre du dedans, le second à la chaleur du dehors, mais se répondant et s'appelant par un effet d'écho, sans rupture de la lumière, sans qu'on perçoive véritablement qu'une zone est plus éclairée, différente d'une autre plus sombre. C'est d'ailleurs le même découpage, sinon la même porte-fenêtre : le bleu du ciel et le vert des collines se reflètent dans les vitres et envahissent la chambre, comme ils le font dans la célèbre Fenêtre ouverte de la collection Whitney. C'est précisément à ce dernier tableau que semble renvoyer la phrase de Matisse: « Le bateau qui passe vit dans le même espace que les objets familiers autour de moi ». En 1905, Matisse peint cette sensation de continuité, peut-être instinctivement, dans une sorte d'innocence, en tous cas sans avoir encore totalement exploré la capacité d'« échangeur » (selon l'expression de Pierre Schneider), de la fenêtre.
Il en va bien différemment en 1914. Il n'est plus question d'une représentation directe, la plus simple. La continuité intérieur/extérieur est dans toute une série de tableaux signifiée par une métaphore redoublée de la transparence : c'est un bocal de poissons rouges (bocal transparent, petit univers clos et différent, mais entièrement livré au regard) qui joue dans certains tableaux, à partir de 1912, le rôle « d'échangeur » entre le dedans et le dehors. Ce thème, conjugué à celui de la fenêtre, culmine dans un tableau de la même année 1914 (mais peint à Paris et antérieur à la Porte-fenêtre) Intérieur, bocal de poissons rouges du MNAM et surtout dans la version plus abstraite de 1915, ayant appartenu à Jacques Doucet.
Mais dans Porte-fenêtre à Collioure, Matisse n'a cadré précisément que la fenêtre. Elle n'est pas partie du tableau, mais son tout. De ce fait l'ambiguïté du tableau/fenêtre, l'identité formelle du rectangle/tableau avec le rectangle/fenêtre, joue pleinement. Les quatre côtés du châssis déterminent les quatre côtés de la porte-fenêtre, en constituent (presque) les montants. Rien ne vient distraire de cet un replié sur lui-même, ni du point de vue de l'image naturellement, puisque rien n'est inscrit dans le rectangle que le noir, ni du point de vue formel, puisque le schéma de composition est rigoureusement orthogonal. Le seul « jeu » que s'est autorisé Matisse consiste dans les déplacements également orthogonaux de la couleur dans un sens et dans l'autre : la succession visible des bandes de couleur parallèles, soit de gauche à droite, noir, bleu gris, noir, gris, noir, vert, reproduit ou plus exactement rejoue la succession des couleurs posées les unes sur les autres, telle qu'on peut l'entrevoir et l'analyser. Le bleu et le vert qui apparaissent « dessous » — dans certains accrocs ou accidents du noir par exemple — on les retrouve « dessus », de part et d'autre du noir, à peine modifiés. Le noir, si évidemment « dessus » au centre, se retrouve ailleurs « dessous ». Le tableau se déroule ainsi en surface et en verticalité, de gauche à droite, ou de droite à gauche, selon le parcours de l'œil. Mais le spectateur est également appelé à s'introduire dans la succession des couches de couleurs, à entrer ainsi dans une profondeur faite d'horizontalités successives, dans l'épaisseur indéfinie qui est celle même de la peinture.
Les bandes de couleur s'élèvent cependant à partir d'un soubassement un peu moins noir — seule présence de la diagonale dans cette toile, seul rappel d'une architecture quotidienne, de la commune mesure de notre espace fini. En haut en revanche, elles ne sont interrompues que par le bord du châssis, le regard a la possibilité de les prolonger à son gré et Porte-fenêtre à Collioure en acquiert une monumentalité surprenante par rapport à ses dimensions relativement modestes (un rectangle moins allongé que la plupart des tableaux les plus importants peints par Matisse à cette époque : Portrait d'Yvonne Landsberg, 1914 (147 X 96 cm); Vue de Notre-Dame, 1914, (145 X 98 cm); Le Rideau jaune, 1915 (150 X 98 cm).
Pourtant ce parcours de l'horizontale à la verticale, de la superposition à la surface ne satisfait pas entièrement le regard, ne lui procure pas cette sorte de « volupté sublimée » ordinairement répandue dans les toiles de Matisse — et volontairement poursuivie par lui.
Il ne peut en effet que revenir, au terme du parcours, à cet écran noir, ce badigeon posé lors de la dernière séance. Écran descendu, comme fermeture et fin de non recevoir que l'artiste se serait à lui-même signifiée ? Ou écran rectangulaire prêt à recevoir — comme une toile seconde emboîtée dans la première — tous les possibles ? — et pourquoi pas la répétition à l'infini de la même fenêtre ?
Le choix du noir est de toute manière loin d'être indifférent. Matisse en ces années travaille déjà sur le noir, avec le noir. Pourtant il n'est pas encore en possession du « noir-lumière » qu'il discerne chez Manet, et qu'il mettra en œuvre clans les années qui suivent 1914.
Matisse considère en effet Les Marocains (toile achevée en 1916) comme « le début de mon expression par la couleur, par les noirs et leurs contrastes ». Également à propos d'un autre tableau de 1916, Les Coloquintes, il déclare: « il s'agit d'une composition d'objets qui ne se touchent pas, mais qui participent de la même intimité. C'est dans cette œuvre que j'ai commencé d'utiliser le noir pur comme une couleur de lumière et non comme une couleur d'obscurité. »6 Porte- fenêtre à Collioure est un moment très important dans ce travail, mais un moment ambigu, et peut-être désespéré : cette œuvre apparaît comme la tentation de l'absence, du silence, du refus.
Matisse, l'année suivante, à Issy, va reprendre et magnifier le thème de la fenêtre : Le Rideau jaune (ou le Rideau chamois est le vrai pendant de Porte- fenêtre à Collioure. Il utilise la même structure de composition, un rythme à trois, bâti par des parallèles verticales, avec l'espace du milieu (la fenêtre, l'ouverture proprement dite), la gauche et la droite. Mais cette fois, il n'a pas éludé la vue, son jardin signifié par deux courbes, ciel et bassin ( ? ), et surtout il a doté la fenêtre d'un « échangeur » au deuxième degré, le rideau jaune voltigeant du dedans au dehors, générateur et transformateur de clarté comme la fenêtre, redoublant la notion de passage. Le thème se trouve ainsi plus complètement exprimé, non que l'image proposée soit moins abstraite, bien au contraire, mais par un contenu formel moins réducteur : non seulement la grille orthogonale est mise en jeu d'une façon plus souple et plus subtile, mais tout un système de courbes entre en résonance avec cette grille. L'ondulation du bord du rideau, la grande courbe du ciel, celle du bassin déterminent des secteurs de couleur qui se reflètent les uns dans les autres, et engendrent un monde de sensations non distinctes, mais fermement reliées à une expérience tout à fait réelle et comme très ancienne de l'espace.
Isabelle Monod-Fontaine
Notes :
1. Ad Reinhardt, in « Significant Art 1910-1966 », la mentionne comme un des deux plus importants événements artistiques de 1914 (l'autre étant la série des plus minus de Mondrian), cité dans Jack Flam, The Man and his Art, 1869-1918, Londres, Thames and Hudson, Ltd, 1986, p. 394.
2. Pierre Schneider, « La transparence montrée », in catalogue D'un espace à l'autre : la fenêtre, Saint- Tropez, Musée de l'Annonciade, 15 juin-15 septembre 1978.
3. Correspondance citée in Daniel-Henry Kahnweiler, Juan Gris, sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris, Gallimard, 1946, p. 29.
4. « Matisse Speaks », entretien avec Tériade, Art News Annual, n° 21, 1952 // Henri Matisse, Écrits et propos sur l'art, édition établie par Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1972, p. 121.
5. Entretien radiophonique en 1942, cité par Pierre Schneider in catalogue Henri Matisse. Exposition du centenaire, Paris, Grand Palais, avril-septembre 1970.
6. « Matisse Speaks », op.cit., p. 117.
Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989