Espectáculo / Concierto
ManiFeste-2014
Transgresser
11 jun - 10 jul 2014
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Festival international et académie pluridisciplinaire Manifeste-2014 prend pour thème la transgression. Transgresser : affirmer simultanément une limite et son effraction, la loi et le désir. Ce geste esthétique, philosophique et politique aiguise le Festival et l'académie pluridisciplinaire de l'Ircam. Parmi les singularités sauvages de cette édition 2014, Pierre Guyotat par Stanislas Nordey, Georges Aperghis croisant Beckett, l’archéologie de la voix de Foucault trente ans après sa disparition, la figure du chef-compositeur (George Benjamin, Péter Eötvös, Matthias Pintscher) transgressant la séparation entre interprète et concepteur. Quelles transgressions aujourd’hui qui ne soient pas la subversion institutionnalisée ?
L'écrivain Pierre Guyotat cerne cette question dans un entretien avec Donatien Grau et Frank Madlener.
Pierre Guyotat - Arriver à une langue qui soit dégagée de la société, de tous les impératifs d'une vie normale et sociale, c'est ma recherche depuis longtemps. J'ai toujours pensé qu'écrire, c'était cela. Faire de l'art, c’est transgresser. Il ne s’agit pas de provocation mais cela ne m'étonne pas qu’on réagisse à ce que je fais. L'interdiction d'Eden, Eden, Eden, je l'ai vécue aussi comme étant de bonne guerre. Blanchot allait plus loin, écrivant que ce n'était pas pour le sexe que le livre avait été interdit, mais parce que c'était « trop fort ». Puisque je cherche un langage aussi près du réel que possible, et aussi près de la pulsion sexuelle et sociale, je ne peux faire produire ce verbe que par des figures qui ont toute liberté d’agir. Des figures qui n’y perdent rien et qui n’y gagnent rien, qui ne sont pas insérées dans la société. Des figures asservies de Tombeau pour cinq cent mille soldats, je suis passé aux figures de bordel d'Eden, Eden, Eden, puis ici aux figures non-humaines où le langage est enfin possible. Dans la comédie classique, ceux qui s'expriment avec le plus de liberté, ce sont les domestiques, les asservis, les soumis. Les autres perpétuent les usages. C’est en bas que ça y va. Là se trouve le réel parce que les corps existent avec toute leur réalité. Dans ce monde, on ne peut pas imaginer de faire passer le moindre intellectuel. Des dieux, des fous, un poète, sans doute, mais pas d'intellectuels. Car il s’agit ici de gens qui ont un contact direct avec la matière : le peuple manuel.
À une époque, on a dit que j’étais un subversif, évidemment. Maintenant, le Petit Larousse illustré parle d’une œuvre « puissamment transgressive ». La transgression est finalement liée au comique : rien de plus drôle que de passer les bornes,de dire ce qui est interdit. Drôle et facétieux. Je n’ai pas eu à le vouloir, c’était ma pente naturelle dans la composition de l’oeuvre, et ma nécessité. La façon dont j’ai travaillé à ce texte, dans cet état de grand bonheur, dont je retombe en ce moment, me fait penser à la mystique : l’imagination et l’hallucination. Les mystiques sont de grands amoureux, très audacieux. Sainte Thérèse d'Avila, Saint Jean de la Croix, Sainte Thérèse de Lisieux même. La chair dans toute sa splendeur. Il y a aussi dans tout cela un déroulé très logique, non pas des fantasmes qui voyagent. Je tiens quelque chose que je ne lâche pas.
L'écriture de Joyeux Animaux de la Misère commence en mai 2013 suspendant la composition de Géhenne. Quelle est la genèse de cet « exercice de détente », de ce flot devenu irrépressible ?
PG –Géhenne, était-ce momentanément trop dur, trop radical, trop effrayant ? Je vis depuis très longtemps avec un arrière fond imaginaire, ancien, dont les décors et les figures évoluent avec l'âge. J’y porte l’éclairage qui me plaît. L’imagination est un don, il faut le reconnaître, mais c'est aussi un acte et une accoutumance, une pratique à risques qui requiert une lutte pour s'imposer, aux autres et à soi-même, dès les premières années, où l'on est mal vu pour oser s'y livrer. Là-dessus viennent se greffer des pulsions, des inquiétudes, la recherche de l’absolu. Géhenne est un monde radical où les catégories sont marquées définitivement : les humains et les non-humains, les animaux étant plus hauts que les non-humains, avec la nourriture du rat pourri. Alors que dans Joyeux Animaux, il s’agit de figures qui sont à moitié humaines, ou qui ont été humaines. Mon envie verbale me pousse autant vers Géhenne que vers ce restant d’humanité : ça commence dans les mâchoires. Joyeux Animaux de la Misère m'a posé problème : ai-je le droit de faire cela, alors que je suis dans une oeuvre plus radicale, ai-je le droit de me détendre ? Je voulais pourtant, dans ce texte imprévu, trouver des figures nouvelles, issues de l’humain. Le titre provient du texte lui-même. Ce n’est pas moi qui l'ai trouvé mais Rosario, la figure centrale qui, dans un moment de grande confusion nocturne, évoque les animaux, les chiens, les mouches, la vermine, les figures demi-humaines, les figures humaines, et les invoque sous l'appellation de « joyeux animaux de la misère » : c’est nous tous.
Votre passion pour la musique, un art proche mais autonome, provoque bien des désirs chez les compositeurs. Cette question a souvent été discutée dans le cours même de l'élaboration du projet pour la scène. Par ailleurs, la musique a souvent accompagné la gestation de vos livres. Qu’en est-il pour Joyeux Animaux de la Misère ?
PG - J'ai peu écouté de musique ici, dans le courant de l'écriture. C'est dangereux d'écouter de la musique, on peut avoir l'impression d'écrire aussi beau que ce qu’on entend. […] Il y a eu beaucoup de tentatives pour que ma langue rencontre la scène et une musique originale. Cela ne s'est pas encore fait, au fond, précisément parce que nous avons affaire à de l'écrit avec sa temporalité propre. Sauf à ce que la musique suive le texte et sa prosodie, cela ne marcherait pas. J'ai toujours pensé que dans la mise en musique de textes populaires, par Schubert, Schumann, ou Mahler, la simplicité de l'énoncé convenait à une musique elle-même simple. C'est autre chose quand il s’agit de poèmes très élaborés : il y a comme une « fausseté » dans ce désir de fusion qui règle la question du poème en quelques minutes musicales. Ce qui me gêne, c'est que la musique ne suive pas le temps du poème.
On peut imaginer une musique qui adopterait le déroulement, le rythme de la langue écrite, un peu comme dans Pelléas et Mélisande, ou même dans les Oratorios de Schütz. Un musicien pourrait inventer une trame propre avec de temps en temps du chant. Mais mettre une musique « fermée » sur un texte aussi réglé que l’est un poème, non. D'une certaine façon, il y a un musicien de trop.
Propos recueillis par Frank Madlener, Directeur de l'IRCAM et Donation Grau, Professeur de littérature française et comparée, Paris-Sorbonne
Extraits d'un entretien in L'Étincelle, le journal de la création à l'IRCAM
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