Picasso saltimbanque
Pablo Picasso
« Acteurs travestis de la commedia dell’arte, ou souvenirs de soirées passées au Cirque Médrano à Paris, une foule de saltimbanques hante peintures et œuvres graphiques de Picasso, comme autant de doubles d’un artiste vivant dans le dépouillement extrême de son atelier du Bateau-Lavoir. »
Virginie Perdrisot, conservatrice du patrimoine, Musée national Picasso – Paris, février 2014
Au début du 20e siècle, le jeune Picasso représente déjà les saltimbanques, le monde du cirque, du théâtre et du spectacle. Tout au long de sa vie, il revient régulièrement sur ce thème, dessinant, sculptant, peignant des personnages de la commedia dell’arte, des acrobates et des clowns.
Figure de l’exilé
L’artiste espagnol installé à Paris s’inscrit dans une tendance typiquement moderne développée auparavant par des artistes de la première génération de la modernité tels que Honoré Daumier, Toulouse-Lautrec ou Henri Seurat. Les contemporains de Picasso, comme Georges Rouault, Marc Chagall, Alexander Calder ou André Derain, seront également sensibles à cette thématique.
À l’heure des grandes migrations de l’ère industrielle, le saltimbanque devient la figure symbolique de l’exilé. Les origines, la vie, l’œuvre ainsi que le caractère de Picasso l’amènent tout naturellement à s’identifier à cette figure. Andalou, madrilène, puis catalan, s’établissant par la suite en France, c’est un éternel étranger, migrant au gré des saisons, des commandes et des rencontres. Tour à tour bouffon et comédien, il a le sens du jeu et de l’adaptation. Il amuse, provoque, questionne et fascine. La magie opère. Charmeur, il sait captiver et envouter son public.
La scène comme métaphore
L’univers des saltimbanques, avec ses personnages typés, ses costumes bariolés, ses masques et ses décors évoque une microsociété dans laquelle se projette l’artiste et le spectateur : la vie est une fête ; l’art, un spectacle permanent.
Or, la scène de théâtre est depuis des siècles une des deux principales métaphores de la peinture. Picasso adhère entièrement à cette esthétique, d’autant que, de sa prime jeunesse jusqu’à ses dernières années, il appartient fondamentalement à la famille des artistes du grotesque, comme le furent Goya, Daumier ou James Ensor qui pratiquèrent tous l’art de la caricature, de l’expressivité et de l’outrance, du drame et de la mascarade. L’art de Picasso est une vision tragi-comique des rapports intimes entre la vie, l’amour et la mort.
Dès 1900, Picasso réalise des affiches de cirque et ses dessins, gravures, sculptures et peintures se peuplent régulièrement de saltimbanques. Il crée même à plusieurs reprises des costumes et des décors de théâtre, participant de la sorte à la vie d’une troupe de comédiens et de danseurs. C’est ainsi qu’en 1917-1919, il part en tournée avec les Ballets russes, en Italie, en Espagne et en Angleterre.
La vie de bohème
Le saltimbanque est aussi l’emblème de la vie de bohème à laquelle s’identifie souvent l’artiste moderne. Une vie de passions, de plaisirs et de fantaisies, où la créativité est inexorablement liée à la marginalité et à la misère.
Durant la période bleue et la période rose de Picasso – des moments de forte instabilité financière pour l’artiste – les œuvres qui traitent du monde de la scène dégagent une profonde mélancolie. Avec une grande économie de moyens, l’artiste y évoque la solitude, la tristesse, le dénuement et la précarité, mais aussi l’entraide et la compassion. Alors que plus tard, la reconnaissance et la richesse aidant, cette mélancolie s’évanouit et laisse la place à la fantaisie et au plaisir. Ses scènes de théâtre ou de cirque deviennent moins pathétiques et, de prime abord, plus superficielles.
Derrière les apparences
À sa maturité, en effet, Picasso s’intéresse plus à une autre problématique récurrente des métiers du spectacle : celle des apparences et de la réalité. Or, Picasso est convaincu que l’art est artefact. Il voit donc dans l’univers de la scène un lieu propice et métaphorique à explorer. Le masque, ou le maquillage, cache et transforme l’identité. Un faux nez, et le tour est joué. La scène est un lieu de représentation où le saltimbanque endosse un costume, joue un rôle en devenant quelqu’un d’autre. Tous ces artifices font basculer le spectateur dans un espace fictif et poétique.
Le décor, quant à lui, renforce ce basculement en projetant le public dans un monde d’illusions. Au théâtre, c’est bien connu, la vue de loin suffit. Ce poncif s’appuie toutefois sur une réalité : le peintre décorateur ne détaille pas, il brosse largement et accentue les contrastes. Il doit aller à l’essentiel et frapper fort de loin.
Le décorateur influence l’artiste
C’est de cette manière que Picasso peint en 1924 le rideau de scène du ballet Mercure, anciennement intitulé La Musique.
Il n’applique que des voiles de couleurs presque tous en aplats, qui s’opposent et rythment la surface. L’ensemble est ponctué de lignes elliptiques dessinant les corps des musiciens, les instruments et la partition. Les silhouettes presque fantomatiques des musiciens, déguisés en Pierrot et Arlequin, se voient radicalement divisées en deux, par des zones de valeurs contrastées. Plutôt qu’un jeu d’ombres et de lumières rendant un modelé finalement peu probable, cette scission évoque la dualité de l’être humain, en particulier celle du saltimbanque.
À la même époque, Picasso peint de cette façon elliptique et contrastée, non seulement des décors de théâtre, mais également des tableaux totalement détachés d’une fonction scénographique.
Un arlequin ambigu
L’Arlequin de 1923 est en apparence inachevé. Une grande partie de la préparation de la toile est laissée à nu et la couleur se concentre autour du visage. Pourtant le tableau est signé et daté. Par ce moyen, Picasso affirme que la toile est terminée. Il sème tout de même le doute. L’arlequin est parfaitement représenté par des hachures rendant l’épaisseur du corps et les détails du costume. Les plis du vêtement, la boucle de la ceinture, les ongles, tout y est, ou presque. Le motif en losanges multicolores du costume de l’arlequin n’est pas dessiné. Il apparaît grâce à la couleur posée d’une manière parcellaire sur le dessin, comme un coloriage à peine entamé. Les losanges chamarrés sont seulement peints au niveau de l’épaule, près du visage du personnage qui, lui, est sanguin, incarné, à la différence de ses mains uniquement dessinées et livides. L’ambiguïté est à son comble. L’expression du personnage est concentrée, l’acteur est pensif, voire triste, alors que son rôle est de divertir et de faire rire. Il est vrai qu’il ne joue pas, il attend assis, peut-être dans les coulisses et non sur scène.
Picasso évoque ainsi les dissonances, parfois intenses, entre l’intériorité et l’extériorité de notre vie.
Dessin et couleur réconciliés
Par la même occasion, l’artiste résout aussi le débat ancestral entre le dessin et la couleur. Depuis des siècles, les détracteurs de la couleur la considèrent comme un fard, un leurre, seulement liée aux émotions, à la petite sensation fugace, alors que le dessin est conçu comme la structure et la pensée de l’artiste. Picasso affirme que, certes, le dessin maîtrisé est la base d’où il vient, mais la couleur, elle, donne la vie.
S’identifier au personnage
Bien qu’étant officiellement le portrait du peintre Joaquin Salvado, ami de Picasso, cet Arlequin porte aussi les traits du visage et le regard de son auteur. Tout au long de sa vie, Picasso a eu une propension certaine à s’auto-portraiturer en glissant dans ses œuvres, intuitivement ou plus consciemment, des aspects de sa personne, sa silhouette ou sa physionomie.
Plus généralement, un processus d’identification s’opère fréquemment dans son art. Dans le monde du spectacle, une ribambelle de personnages l’attire. Pablo devient Pierrot ou Arlequin, comme il peut être clown ou acrobate.
Image du peintre en acrobate
La performance de l’acrobate, sa souplesse, sa dextérité et son sens de l’adaptation impressionnent Picasso. Il peut facilement se reconnaître dans les enjeux de ce métier qui répète inlassablement des gestes, les ancre dans son corps pour atteindre la maîtrise, afin de réussir son tour de force sur scène en donnant au spectateur une sensation de légèreté et de facilité. La chute est probable, mais l’acrobate retombe toujours sur ses pieds. Une prise de risque, chère à Picasso, qui correspond à la compréhension de son travail d’artiste : toujours en mutation, mais ancré dans de solides bases classiques.
Contorsionné, l’acrobate n’a plus de tronc, il n’est plus que membres, tête et fessiers élastiques qui se répandent sur la surface de la toile. Entièrement malléable, c’est un monstre en constante métamorphose, comme l’art de Picasso.
Pour aller plus loin
Picasso et le spectacle : Analyse d’une œuvre,
Rideau de scène du ballet "Parade "
Mooc Centre Pompidou – Grand Palais
Durée : 5'38
Retour sur l’exposition « Picasso et la danse » à la Bibliothèque-musée de l’Opéra, Palais Garnier, du 19 juin au 16 septembre 2018 :
- Présentation de l'exposition
- La troupe des Ballets russes. Rencontres avec Cocteau, Diaghilev et avec sa future épouse, la danseuse Olga Khokhlova
- Travailler pour le ballet. Ballets du répertoire Parade (1917), Le Tricorne (1919), Pulcinella (1920), Mercure (1924) et Icare (1962)
- Représenter la danse. Au-delà de l’univers du ballet, Picasso a représenté un grand nombre de scènes de danses : au cirque, forains et saltimbanques ; les danses mythologiques ; la corrida ; le pouvoir érotique de la danse.
- De la danse au geste dansé. Picasso danse en dessinant, technique révélée par le photographe Gjon Mili qui enregistre les gestes de Picasso en train de dessiner grâce à la technique du light-painting, prise de vue photographique de captation de la lumière :