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Les combats de Niki de Saint Phalle

Niki de Saint Phalle

Sophie Duplaix, conservatrice en chef de la collection d'art contemporain au Musée national d'art moderne

Cet entretien exclusif permet d’aborder l'engagement de Niki de Saint Phalle pour la cause des femmes, et aussi pour d’autres aspects moins connus de son travail comme sa mobilisation en faveur des minorités africaines-américaines ainsi que sa lutte contre le VIH / Sida

D’où vient, selon vous, l’engagement de Niki de Saint Phalle pour la cause des femmes ?  

Sophie Duplaix : Niki de Saint Phalle quitte les États-Unis à l’âge de 22 ans. De mère franco-américaine et de père français, elle est partagée depuis son plus jeune âge entre deux cultures. Lorsqu’elle arrive en Europe, elle n’a pas encore exploité ni pris conscience de ce que l’Amérique lui a appris, elle ne sait même pas encore qu’elle va devenir artiste. Ses années d’enfance, d’adolescence et de jeune adulte outre-Atlantique lui ont laissé des impressions durables liées davantage au contexte familial qu’au contexte culturel local. Elle a subi la domination masculine à travers un père infâme et ressenti un profond mépris pour une mère soumise sans autre ambition que celle de l’apparence qui sied à cette vieille famille de la noblesse au conservatisme forcené. 

Les questions d’injustice, au-delà de sa propre expérience, ne lui ont cependant pas échappé. Devenue artiste, c’est à travers ses œuvres qu’elle va mener son combat pour la libération des femmes et des populations opprimées. Elle ne sera jamais une militante au sein d’un groupe et gardera toujours une distance vis-à-vis des mouvements féministes. Son féminisme n’est d’ailleurs pas selon ses propres termes la recherche de l’égalité hommes-femmes, mais bien plutôt l’affirmation de la suprématie de la femme sur l’homme. Elle veut « être supérieure : avoir leurs privilèges, et en plus garder ceux de la féminité ». La féminité, elle en forcera les traits outrageusement avec sa série des Nanas, dont les rondeurs voluptueuses, joyeusement assumées, seront la marque de fabrique. Elle la mettra en scène dans son propre personnage en faisant alterner comme autant de possibles les tenues de peintres peu seyantes et les combinaisons moulantes, les boas et les fume-cigarettes

Quant aux supposés attributs des hommes - guerriers, combattants, constructeurs -, elle en sapera les bases par des propos provocateurs, des déclarations à couper le souffle, usant des médias avec une habileté peu commune et grâce à ses talents d’actrice. Mais surtout, elle s’affichera tireuse d’élite (avec les Tirs), sculptrice d’œuvres colossales, véritable architecte (avec le Jardin des Tarots en particulier).

L’espace public, par opposition à l’espace domestique généralement cantonné aux femmes, doit lui appartenir, et elle déploiera d’innombrables projets monumentaux en extérieur qui feront sa fierté et seront son combat pour un art accessible à toutes et tous, sans discrimination

En quoi son origine américaine aurait pu l’influencer dans son intérêt pour les personnes issues des minorités africaines-américaines ?  

SD : La défense de la cause noire chez Niki de Saint Phalle pourrait remonter à l’affection qu’elle portait aux employés de maison noirs que sa famille embauchait, et à travers lesquels elle pouvait ressentir la ségrégation raciale, la difficulté d’être différent. En réalité, le parallèle est très tôt dressé dans son esprit entre le combat des femmes et celui des personnes noires opprimées, dans la continuité d’Olympe de Gouges (femme de lettres française et rédactrice de la Déclaration des droits de la femme, considérée comme une pionnière du féminisme), avec cette citation : « Une femme dans la civilisation des hommes, c’est comme un Nègre dans la civilisation des Blancs. » 

Toutefois, elle n’assistera pas au développement des mouvements politiques contestataires des années 1960 aux États-Unis, où elle ne vit plus à ce moment-là. Mais elle conçoit dès cette époque des Nanas à la peau noire, dont Black Rosy est un superbe exemple. Cette gigantesque Nana de près de 2,40 m de haut déploie ses formes épanouies, et son prénom renvoie de façon évidente à la militante africaine-américaine Rosa Parks, figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale. 1965, année de la création de l’œuvre, est aussi celle des manifestations de Martin Luther King pour la généralisation du droit de vote. 

L’histoire politique américaine s’inscrit en filigrane dans l’œuvre de Niki de Saint Phalle. Les références à la peau noire et la représentation de couples mixtes se retrouvent dans tout son parcours, et de façon encore plus affirmée lorsqu'elle décide, pour des raisons de santé – ses problèmes pulmonaires récurrents -, de retourner vivre en 1993 aux États-Unis, plus précisément en Californie qu’elle choisit pour son climat favorable. 

Frappée par la violence de la société américaine, elle en aborde divers thèmes dont la question raciale, que vient renforcer sa situation familiale puisqu’elle a désormais un arrière-petit-fils métis qu’elle affectionne tout particulièrement. Elle entreprend à la fin des années 1990 une nouvelle série de sculptures souvent monumentales, les Black Heroes, qui comprend des hommages à des sportifs, des musiciens, et diverses personnalités noires. Elle conçoit également un parc de sculptures, Queen Califia’s Magical Circle à Escondido, dédié à une reine guerrière noire précolombienne légendaire qui aurait régné sur l’actuelle Californie. Ce parc a été inauguré en 2003, après la mort de l’artiste. 


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Magazine du Grand Palais