Vassily Kandinsky
1866, Moscou (Russie) – 1944, Neuilly-sur-Seine (France)
Pionnier de l'art abstrait
Longtemps considérée comme la première œuvre abstraite de l’histoire de la peinture, puisqu’elle est signée et datée de 1910 par Kandinsky, avec au dos l’inscription « aquarelle abstraite », cette aquarelle, estime t-on aujourd’hui, serait plutôt une esquisse pour une huile sur toile, Composition VII, achevée à l’automne 1913. Toutefois, s’agit-il d’une ébauche précoce, pleinement réalisée dans une œuvre plus tardive, ou d’une étude qui précède de peu l’achèvement de la composition et, par conséquent, antidatée par l’artiste ?
Le style de ce travail, ainsi que sa gestion de l’espace, inclinent à le rapprocher des peintures de 1913. Composée de touches de couleur à l’aquarelle, auxquelles se superposent, comme par transparence, des lignes noires tracées à la plume, cette aquarelle dissocie le rôle du dessin et de la couleur. Les lignes procurent aux formes un élan rythmique plutôt qu’elles ne délimitent un contour, assumant une fonction indépendante. Or, cette autonomie ne s’opère dans son œuvre qu’à partir de 1911.
De plus, les taches de couleurs flottent dans un milieu indéterminé, ce qui est fréquent dans les œuvres de Kandinsky ultérieures à 1912, alors qu’auparavant elles restent structurées par des images faisant référence à la mémoire et aux souvenirs personnels du peintre. Dans Du Spirituel dans l’art, rédigé en 1910, Kandinsky affirme que « nous ne sommes pas assez avancés en peinture pour être déjà impressionnés profondément par une composition de formes et de couleurs totalement émancipée ».
En tant qu’elle s’éloigne de repères réalistes pour exprimer une activité indépendante de l’esprit, cette aquarelle est plutôt représentative du lyrisme et de la vitalité de son œuvre de maturité.
Construit sur le principe de la dissonance emprunté à l’univers musical d’Arnold Schönberg, Avec l'Arc noir organise à l’échelle monumentale la convergence, et peut-être la collision, de trois grands blocs de couleur rouge, bleu et violet. Comme l’a noté Will Grohmann, l’un des premiers spécialistes de Kandinsky, le motif de ce tableau est constitué de « trois continents qui s’entrechoquent ».
Au-dessus de leur point de rencontre, une grande courbe noire a pu être interprétée, d’après le titre original russe inscrit au dos du tableau, comme faisant référence à une « douga », un arc de limonière que Kandinsky emprunte au monde paysan traditionnel. Mais sa fonction est sans doute plus d’exprimer une tension que de figurer un objet particulier : elle accentue l’impression de rapprochement des trois blocs en traçant comme une ligne de force qui se resserre.
Cet arc noir impulse un rythme à la toile, en accord avec le rôle que Kandinsky attribue au noir dans Du Spirituel dans l’art, où il l’assimile à la ponctuation musicale : « Comme un rien sans possibilité, comme un rien mort après la mort du soleil, comme un silence éternel, sans avenir, sans l’espérance même d’un avenir, résonne intérieurement le noir. En musique, ce qui y correspond, c’est la pause qui marque une fin complète, qui sera suivie ensuite d’autre chose peut-être comme la naissance d’un autre monde. Car tout ce qui est suspendu par ce silence est fini pour toujours : le cercle est fermé. »
La composition de cette œuvre, souvent critiquée, appartenant à une période d’incertitude due au climat pessimiste de la guerre, est exubérante et complexe à l’extrême. Kandinsky lui-même, peut-être parce qu’elle lui rappelle une période pénible, ne l’expose plus à partir de 1930 et ne la mentionne pas dans son catalogue. En 1936, il confie à l’un de ses mécènes : « Im Grau est la conclusion de ma dramatique période, celle où j’accumulais tellement de formes… C’était le temps de la guerre et des premières années de la révolution que j’ai vécues à Moscou. Je ne voudrais pas renouveler cette expérience. »
Pourtant, ce sont sans doute la douleur et le pathos dont cette peinture témoigne qui font sa grande qualité, en écho au thème de l’Apocalypse si souvent traité par Kandinsky avant la guerre, et devenu en 1919 réalité.
Des éléments paysagers, ainsi qu’une autre « douga », flottent et semblent se déliter dans une atmosphère grise, éthérée, comme si le gris symbolisait le destin entropique des couleurs et des formes. Dans sa théorie des couleurs, le gris exprime en effet un arrêt de mouvement, voire une dégradation de tout élan vital. Ici, il peut être interprété comme un sentiment de mélancolie revendiqué face au nouveau visage qu’offre le monde, mais aussi de défiance par rapport aux nouvelles idéologies qui s’affirment à Moscou à la suite de la Révolution bolchevique.
Biographie
Né dans une famille aisée de la bourgeoisie moscovite, Kandinsky ne se consacre que tardivement à la peinture, après des études de droit et d’économie et quelques années d’enseignement, notamment à l’Université de Moscou. En 1896, il refuse une nomination de professeur et s’installe à Munich pour suivre des cours de peinture. Mais, durant encore quelques temps, sa pratique artistique reste celle d’un dilettante : il voyage et peint ses souvenirs, réalisant des paysages dans un style naïf et populaire qu’il n’abandonnera jamais réellement. Puis il s’inspire de tous les styles en vogue, l’art nouveau, l’impressionnisme. Ce n’est qu’après un séjour à Paris en 1906–07, où il découvre l’œuvre de Gauguin, de Cézanne et de Matisse, que s’affirme sa personnalité.
À partir de 1908, ses paysages sont essentiellement structurés par le pouvoir évocateur des couleurs qui s’identifient aux réminiscences d’une mémoire affective. Comme Kandinsky le dira plus tard dans son autobiographie, les couleurs sont la manifestation des souvenirs : « Les premières couleurs qui me firent grande impression sont le vert clair et vif, le blanc, le rouge carmin, le noir et le jaune ocre. Ces souvenirs remontent à ma troisième année. Ces couleurs appartenaient à divers objets que je ne revois pas aussi clairement que les couleurs elles-mêmes ». Cette fonction de la couleur est plus précisément théorisée dans son premier ouvrage, publié en 1911, Du Spirituel dans l’art.
La même année, à Munich, après avoir fondé plusieurs écoles et comités d’exposition, il collabore avec Franz Marc pour créer un centre d’édition et d’exposition, le Blaue Reiter, qui procure à son travail une large diffusion.
Pendant la Première Guerre mondiale, en tant que citoyen d’honneur du tsar, il est contraint de rentrer à Moscou où la Révolution de 1917 précipite la ruine de sa fortune personnelle. Il ne retourne en Allemagne qu’en 1922, répondant à l’appel de Walter Gropius qui lui propose d’enseigner la peinture au Bauhaus. En 1933, à la fermeture de l’école par le régime nazi, il s’exile en France et s’installe à Neuilly-sur-Seine où il finit ses jours.
Pour aller plus loin
Podcast Avec l'Arc noir
Série « Les chefs-d'œuvre du Centre Pompidou », 2020
Durée : 8'
Dans la collection du Musée national d'art moderne