L’abstraction vue au prisme des écritures
De la lettre à l'image
Au début du 20e siècle, les premiers artistes abstraits sont en rupture avec les conventions de la figuration. Pour ces pionniers en quête d’un langage universel, les formes et les couleurs se libèrent de toute ambition illusionniste pour exister de manière autonome. Cette essentialisation de l’art qui vise à en intensifier l’expressivité intérieure, va tantôt puiser ses sources dans la métropole moderne, l’autre et l'ailleurs, l’art pour l’art, etc.
Mais, il est une autre voie du développement de l’abstraction qui est celle de l’appropriation et de la réinterprétation des premières écritures. Ces mises en forme primordiales du langage ont elles aussi inspiré les protagonistes de l’art abstrait dans leur exploration des potentialités graphiques, expressives et symboliques de la forme et du trait considérés comme signe. Les œuvres qui en découlent sont d’une nature existentielle, matricielle, et renouent avec les fondamentaux de l’expression humaine.
Dessiner le langage
À l’origine de toute écriture, il y a une image : de la Mésopotamie, à l’Égypte jusqu’à la Chine, idéogrammes et pictogrammes ont relié les signes aux êtres et aux objets. Renvoyant tantôt à des réalités matérielles, tantôt à des concepts, ces écritures logographiques s’élaborent dans une ambiguïté entre figure et symbole. Elles entretiennent également une proximité profonde avec le dessin : tracés sur le sol, dans l’argile frais, au pinceau ou au calame… elles sont le fruit de gestes et des traces graphiques qu’ils engendrent. Enfin, ces dessins du langage portent dès leur origine l’intention profonde et spirituelle de dire et faire advenir le monde.
Dans la quête d’une autre voie que celle de la figuration, certains artistes modernes cherchent une expression signifiante dans la filiation à ces premiers systèmes d’écriture. C’est le cas de Vassily Kandinsky ou Paul Klee, par exemple, qui développent leur réflexion sur l’art comme langage primordial au contact de la calligraphie asiatique.
Vassily Kandinsky
(1866, Empire Russe - 1944, France)
En 1904, Vassily Kandinsky, l’un des maitres de l’abstraction, voyage trois mois en Tunisie et découvre un art dégagé de l’image à la résonance spirituelle toute particulière. Cette exploration d’un art toujours plus essentiel et moins matérialiste se poursuit au contact de l’art asiatique et de la calligraphie chinoise. Son célèbre ouvrage Du Spirituel dans l’art (1910) témoigne de cette mise en regard critique de l’art occidental avec l’art oriental et extrême oriental.
Trente (1937) témoigne de cette réflexion et s'offre comme la recherche d’une synthèse entre différents systèmes d'écriture. Son format structuré en damier articule des formes élémentaires ou organiques, à la frontière entre pictogrammes et idéogrammes. Kandinsky explore ainsi les potentiels graphiques et sémantiques d’une écriture logographique qui résiste tout autant qu’elle ouvre les interprétations.
Joaquin Torres-Garcia
(1874, Uruguay - 1949, Uruguay)
Dans les années 1930, l’artiste uruguayen Joaquin Torres-Garcia est aussi à la recherche d'un langage plastique universel.
Il développe ce qu'il nomme « l’universalisme constructif » : des compositions d’éléments géométriques et de pictogrammes universels comme le soleil, la lune, l'homme ou la femme. Il puise son inspiration dans l'art égyptien, précolombien et africain, qu'il croise avec les recherches des constructivistes russes.
Roland Sabatier
(1942, France - 2022, France)
Roland Sabatier est un artiste et auteur pluridisciplinaire français. Il découvre le mouvement lettriste lors d'une manifestation d'Isidore Isou à la Biennale de Paris et le rejoint en 1963. Pour les lettristes, la refonte de l’art nécessite une intégration ouverte du concept de « signe » et s’incarne notamment dans l’hypergraphie. Ainsi, la création d’un nouveau langage artistique correspond à la création d’un nouvel « alphabet » capable d’être le double du monde.
L’hypergraphie consiste en une forme de super-écriture enrichie de tous les caractères étrangers acquis, passés et présents, et de la totalité de l’univers des objets envisagés en tant que signe, faisant de l’écriture « une cosmogonie, un calque de l’univers1 », selon les mots d’Isou. Cet axiome est incarné dans l’œuvre Hypergraphie de Roland Sabatier, où les objets détournés côtoient et acquièrent le potentiel graphique et signifiant de tracés originels imaginés par l’artiste.
Shirley Jaffe
(1923, États-Unis - 2016, France)
Shirley Jaffe est une artiste américaine installée à Paris depuis 1949. Influencée par Kandinsky, et œuvrant au sein du mouvement de l’expressionnisme abstrait, elle peint des formes libres colorées qui recouvrent entièrement ses toiles.
Dans All Together se mélangent des motifs décoratifs, organiques ou géométriques construits sur le rythme d'une page écrite. Les formes se rencontrent, divergent, s'ouvrent. Spirales, boucles, angles, vagues, pleins et vides s'organisent dans une tentation vers les idéogrammes et les hiéroglyphes. Les formes jouent avec ces référents collectifs tout en restant allusives, comme autant de signes d’alphabets improbables.
Calligraphie et geste pictural : une libération de la pensée et du geste
La calligraphie nécessite une grande dextérité, de la concentration ainsi qu’un lâcher-prise. D’un seul coup de pinceau, le calligraphe doit tracer un trait à l’encre qui ne pourra être ni corrigé ni effacé. Le geste est rapide, précis et simple.
Lorsque les artistes de l’abstraction lyrique renouent avec cet art ancien du trait, ils explorent les voies de l’essentiel, une forme d’éveil renouvelé, débarrassé du formalisme de l’abstraction géométrique. Cette autre voie engage une expression privilégiant une libération de la main, du corps, de la pensée. C’est dans ce contexte que l’Occident se fait calligraphe et puise ses influences dans les arts de l’écriture venus d’Orient.
Ce dialogue remet notamment en question la notion d’« aboutissement » de l'œuvre pour privilégier celle d’« intentionnalité ». Ce changement serait, selon les mots de la critique d’art Françoise Choay, le symptôme d’une peinture en quête d'un « nouveau rapport au cosmos, qui ne soit plus anthropocentrique et rationnel2 », dans une disponibilité accrue à l’essence du monde.
André Masson
(1896, France - 1987, France)
Des artistes, notamment les surréalistes, puisent dans cette approche pour déconstruire le carcan historique des « beaux-arts ». Le surréalisme se construit d’abord sur la pratique de l’écriture, une écriture poétique et symbolique. André Masson, par exemple, croise les principes de l’écriture automatique surréaliste avec la calligraphie et invente le « dessin automatique ». Il développe un art du trait inspiré de la pratique spirituelle de la calligraphie orientale dans laquelle le tracé est une décision profonde au-delà d’une attitude esthétique3.
Les Villageois appartient à cette série où le support bascule à l’horizontale à la manière d’une écritoire, où le geste se fait libre, méditatif et essentiel comme « un pas vers le mouvement pur ». Colle et sable sont jetés sans préméditation puis complétés de lignes, selon un automatisme psychique qui confine à la pratique rituelle.
Julius Bissier
(1893, Empire fédéral allemand - 1965, Suisse)
Julius Bissier, peintre allemand de la Nouvelle Objectivité – une peinture figurative qui se veut vériste–, amorce un virage majeur face à la montée du nazisme des années 1930. Il explore alors les voies de l’abstraction comme un acte de résistance à un ordre occidental chancelant.
Il s’initie à l’art asiatique et à la pensée taoïste, et développe un travail calligraphique abstrait comme une véritable quête de sens. « Je me sentirai toujours vide et inaccompli dans le formalisme c’est-à-dire dans l’art « concret » sans base spitiruelle4 ».
Ses formes–signes sont d'une concision extrême, premier jet et version achevée coïncident.
Henri Michaux
(1899, Belgique - 1984, France)
Poète, Henri Michaux réalise ses premiers tableaux au milieu des années 1920. L’Orient, notamment la Chine, constitue une référence constante pour l’artiste dont l'œuvre graphique apparaît comme une autre forme de l'écriture : « Je veux que mes tracés soient le phrasé de ma vie […]5 »
Le peintre–poète rétablit ainsi l’unité de la lettre avec l’image, comme une réminiscence des première proto-écritures, les tracés primaires du langage connectant le monde matériel à la pensée.
Georges Mathieu
(1921, France - 2012, France)
La rapidité d'exécution et le rapport direct, presque physique, établi entre la main du peintre et la surface de la toile, sont les deux pôles de l'esthétique du peintre Georges Mathieu, qui exécute en public certaines de ses toiles. Il se rend à partir de 1957 au Japon, où, influencé par les moines bouddhistes zen, il crée des tableaux construits de signes rapidement tracés qui montrent des affinités avec l’écriture orientale. Cet art gestuel que l’artiste nomme « abstraction lyrique » explore une voie différente de celle ouverte par l’abstraction géométrique. Au croisement de la calligraphie orientale et extrême orientale dans leurs rapports au tracé et à l’espace vide, ses œuvres abstraites ont fait de Georges Mathieu « un calligraphe occidental ». Les titres de ses créations font parfois le pont avec la culture occidentale, comme en témoigne l’Anneau de la princesse Honora, princesse de la Rome antique qui demanda de l’aide à Attila pour échapper à un mariage non désiré.
Charles Hossein Zenderoudi
(1937, Iran)
Les artistes arabes, depuis le début du 20e siècle, libèrent eux aussi l'écriture de sa pure fonction linguistique pour la charger d'une nouvelle valeur plastique.
Charles Hossein Zenderoudi, d’origine iranienne, milite pour une écriture gestuelle orientale émancipée des règles traditionnelles de la calligraphie. La recherche d’un langage universel est au cœur de son travail : « Les hommes de par le monde sont identiques et tous peuvent lire mon œuvre ». Dans Miuz skfe, les tracés calligraphiques forment un cercle aux multiples vibrations qui renvoient à une symbolique cosmique.
En questionnant leur rapport à l’écriture, qu’elle soit d’Orient ou d’Occident, de tels artistes ouvrent de nouveaux champs d’exploration qui questionnent la figuration, le récit ou encore l’achèvement comme composantes de l’art. Ils remettent en cause l’opposition entre pensée écrite et dessinée, dans des œuvres non démonstratives, abstraites, consacrant le dire en puissance et le syncrétisme.
1. Isidore Isou, Les Journaux des Dieux, précédés de Essai sur la définition, l'évolution et le bouleversement total de la prose et du roman, Lausanne, Éditions Aux escaliers de Lausanne, 1950, p. 142.
2. Jean Laude et Françoise Choay, Triomphe de l’abstraction lyrique, cat. expo. « Orient-Occident », Musée Cernuschi, paris, Éditions des Musées nationaux, 1959
3. « Pour le Chinois, ou son émule japonais (…), il s’agit d’une manière d’exister — au sens profond — et non comme pour nous d’une manière de faire. Pour eux, c’est une manière de se fondre dans la vie universelle, et pour nous une façon de résumer. Pour l’Asiatique une décision vitale, pour l’Européen une attitude esthétique. » in André Masson, Le Rebelle du surréalisme. Écrits et propos sur l'art, Paris, Éditions Hermann, 1976, p. 171.
4. In Jules Bissier, cat. expo., Mendrisio, Museo d’arte, 26 mars-10 juillet 1988/Martiny, Fondation Gianadda, 4 mars-2 avril 1989, co-édition Martigny, Fondation Pierre Gianadda/Mendrisio, Museo d’arte, 1988, p. 72-73.
5. Henri Michaux, Émergences-Résurgences, Genève, Skira/Paris, Flammarion, 1987, p. 9