Romain Bertrand, un historien entre les mondes
Découvrir dans les archives javanaises du 17e siècle que l’arrivée des vaisseaux hollandais n’y fut pas cet événement décisif autour duquel nos imaginaires européens font volontiers graviter la vie des autres continents ; discerner, pris dans la trame serrée des relations nouvelles qui unissent au 16e siècle l’Europe, l’Amérique et l’Asie, des univers sociaux dont les temps, les valeurs, les horizons divergent : si, dans chacun de ses grands livres (dont Qui a fait le tour de quoi ? : l'affaire Magellan, 2020), « l’histoire connectée » que pratique l’historien Romain Bertrand a pour objet ces scènes de contact où les lointains se croisent, elle fait aussi éclater l’unité rassurante de l’histoire mondiale. Peindre la pluralité des points de vue sans la ramener au même fut, avec le cubisme, l’une des ruptures majeures de la peinture moderne (« Cézanne a cassé le compotier, il ne faut pas tenter de le recoller ! » disait le peintre Robert Delaunay). Écrire à même la multiplicité des mondes historiques pourrait bien présenter dans les sciences humaines un défi du même genre. Avant son intervention dans le cycle Planétarium du Centre Pompidou, nous avons demandé à Romain Bertrand comment il s’y prend.
On vous présente tantôt comme « spécialiste de l’Indonésie moderne et contemporaine » et tantôt comme représentant de « l’histoire connectée » ou de « l’histoire globale » : mais comment passe-t-on d’une démarche académique nécessairement spécialisée, indexée à un temps et à un espace de référence, à cette approche attentive aux croisements et aux intersections ?
Romain Bertrand — Ce déplacement est lié à un effet de génération. Je suis entré en sciences humaines au début des années 1990, à une époque où de nombreux auteurs essayaient de forger des synthèses pluridisciplinaires. Ils créaient des revues comme Politix ou Genèses. Le mot d’ordre était d’être héritier des sciences sociales dans leur ensemble, donc de voyager de la sociologie à l’histoire, de l’histoire à l’anthropologie. Pour ma génération, l’idée d’une spécialisation disciplinaire commençait à s’effilocher. Le deuxième aspect tient au contenu très particulier de ce qu’on peut appeler la généralisation en histoire. On posait parfois la question aux historiens quantitativistes des années 1960, qui faisaient des monographies érudites de plusieurs centaines de pages sur la fluctuation des cours du prix du blé pendant cent cinquante ans dans dans telle ou telle ville ou région française : « Comment diable allez-vous passer de cette scène-là à un tableau général ? Comment va-t-on agréger les résultats de toutes ces recherches spécialisées ? » La réponse apportée plus tard par les tenants de ce qu’on a appelé la micro-histoire est qu’on travaille toujours, quelle que soit la particularité du terrain ou l’exiguïté du lieu d’enquête, à l’allongement du questionnaire. L'historien Paul Veyne le dit très bien dans Comment on écrit l’histoire : quelle que soit la nature de l’objet de recherche, chemin faisant, on ne fait qu’essayer de lui poser de nouvelles questions, lesquelles s’ajoutent à la liste des questions qu’on avait l’habitude de poser à son propos. Il n’y a pas de contradiction entre le fait d’être spécialiste de quelque chose et de contribuer à une théorie ou à une théorisation plus générale, à partir du moment où l’on conçoit la généralisation, non pas comme un agrégat ou un patchwork des résultats de recherche, mais comme un travail sur le questionnaire lui-même. J’ai toujours considéré que le terrain qui est le mien, le monde malais, le monde insulindien, et le type d’objets que je travaille, les situations de contact entre l’Europe et l’Asie à l’époque moderne, formaient un matériau à partir duquel je pouvais poser des questions générales, intéressant aussi bien la compréhension d’autres objets du passé que l’intelligence de situations contemporaines.
J’ai toujours considéré que le terrain qui est le mien, le monde malais, le monde insulindien [...], les situations de contact entre l’Europe et l’Asie à l’époque moderne, formaient un matériau à partir duquel je pouvais poser des questions générales, intéressant aussi bien la compréhension d’autres objets du passé que l’intelligence de situations contemporaines.
Romain Bertrand
Vous préférez, à propos de vos recherches, parler d’histoire connectée plutôt que d’histoire globale. Il ne s’agit donc pas de produire une histoire mondiale comme grand récit unifié des civilisations…
Romain Bertrand — On pourrait dire que face à l’histoire au singulier, qui devient trop souvent l’alibi d’une particularité arbitrairement érigée en idéal ou en universel, il y a une histoire au pluriel. C’est pour cela que je mets un « s » à « histoire-mondes » : il s’agit de conserver une certaine pluralité dans le récit que l’on produit. L’histoire globale de langue anglaise (essentiellement celle des États-Unis, de la fin des années 1980 et du début des années 1990) voulait embrasser sans retenue. Elle taillait très larges ses causalités, ses chronologies et ses cartographies. De page en page, on bondissait d’une civilisation à une autre, et les acteurs circulaient sans embûches, comme s’ils changeaient de station de métro, dans un monde étale et souvent atone, sans aspérités anthropologiques. Un monde, aussi, où l’Europe restait au centre du jeu : la Chine ou l’Inde se contentaient d’y réagir à l’expansion européenne et à ses rythmes.
Par contraste, on peut définir l’histoire connectée à la fois par sa méthode et par son domaine d’objets. La méthode consiste à tailler petit pour voir grand, et surtout pour ouvrir plus grand les fenêtres du récit : se situer à des échelles de temps et d’espace restreintes, une vallée, un bout de littoral, mais pour avoir la maîtrise intensive d’une documentation et s’intéresser à tout ce qui circule et à ce qui traverse ce lieu. De ce fait, on peut voyager très loin, aux quatre coins du monde, sans quitter un hameau ! Quant au domaine d’objets, il recoupe les situations de contact entre sociétés distantes, tant du point de vue géographique que linguistique. Ces contacts, toutefois, peuvent être de différents types : ainsi, les relations entre l’Europe et l’Asie existent de toute antiquité, depuis les vagabondages plus ou moins sanglants d’Alexandre sur les rives du Gange jusqu’aux pérégrinations, au Moyen-Âge, de moines et de légats. Mais tout cela se fait alors le plus souvent par l’entremise de nombreux intermédiaires. Il y a toute une gamme d’intermédiaires commerciaux et linguistiques en Méditerranée orientale, au Levant, dans l’océan Indien, et quelques individus se translatent grâce à eux d’îlot urbain en îlot urbain. Or, il se trouve qu’à un certain moment, ces situations de sociétés reliées épisodiquement et indirectement deviennent des situations de sociétés reliées directement et régulièrement par la rencontre répétée, en face à face, de certains de leurs agents : pour l’Europe et l’Asie, cela débute avec la liaison maritime directe entre ces sociétés. Ce type de situations se multiplie à l’époque dite moderne, entre la fin du 15e et le milieu du 18e siècle, et c’est pourquoi l’époque moderne est celle qui, par excellence, offre des cas à l’histoire connectée.
On a pu parler d’une première mondialisation mongole au 13e siècle, avec l’extension de l’empire mongol de la Perse jusqu’aux confins de la Chine. La « première mondialisation » est une expression qui parle à notre imaginaire implicite de la globalisation. C’est un imaginaire très rétrospectif.
Romain Bertrand
Est-il juste de parler, comme on le fait parfois, d’une « première mondialisation » à cette époque ?
Romain Bertrand —C’est compliqué. C’est certes la toute première fois que l’ensemble des parties du monde, des parties continentales du monde, se trouvent directement reliées. Cela s’accomplit en 1566, lorsque s’établit la connexion entre les Philippines et le Mexique, reliant les deux parties du monde qui ne l’étaient pas encore. Mais l’accélération, l’intensification des échanges religieux, commerciaux et diplomatiques à longue distance commence plus tôt dans l’océan Indien, au bas mot dès les années 1350, donc bien avant l’arrivée des acteurs européens dans le grand jeu asiatique. Et on a pu parler, à bon droit, d’une première mondialisation mongole au 13e siècle, avec l’extension de l’empire mongol de la Perse jusqu’aux confins de la Chine. La « première mondialisation » est une expression qui parle à notre imaginaire implicite de la globalisation. C’est un imaginaire très rétrospectif. Dans les faits, c’est plutôt un type de situations de contact qui devient la norme, alors qu’il était l’exception.
Des identités mobiles
Faire l’histoire des contacts, ce n’est donc ni raconter l’unification du monde, ni produire un récit unifié : ainsi, retraçant un procès de sorcellerie survenu à Manille en 1577, votre ouvrage Le Long Remords de la conquête montre comment les protagonistes de cette histoire (le représentant du roi d’Espagne, les colons, les prêtres, les sorcières…) habitent des univers foncièrement différents. Les sociétés qui se rencontrent sont elles-mêmes loin d’être unifiées…
Romain Bertrand — C’est une idée qui vient de mes tout premiers travaux de recherche sur les relations entre l’aristocratie javanaise et le pouvoir colonial hollandais. Lorsqu’on faisait, à l’époque, une thèse d’histoire coloniale, on bataillait avec la notion de « situation coloniale » avancée par l’anthropologue Georges Balandier : or, cette expression, qui invitait à décrire les interactions entre colonisés et colonisateurs, posait un problème. Par simple effet de syntaxe, elle suggérait que le tout d’une situation était colonial, comme si toutes ses coordonnées – sociales, spatiales, calendaires – avaient été brusquement abolies par la présence européenne. Or, quantité de lieux, de territoires, de personnes, de ressources et d’imaginaires ont échappé à la prise du pouvoir colonial. Là où, sur les grandes cartes de la Troisième République, les colonies étaient figurées comme d’immenses territoires uniformément soumis, coloriés en rose pâle, sur le terrain le pouvoir colonial n’était pas également réparti : il coagulait en certains endroits, mais s’étiolait en d’autres jusqu’à disparaître ou à devenir, au sens propre, méconnaissable — à cent kilomètres de sa capitale administrative, nombreux étaient celles et ceux qui n’avaient jamais croisé l’un de ses agents. Bien que leurs trajectoires aient été infléchies par le choc de la conquête, les sociétés locales continuaient à obéir à des rythmes et à une historicité qui leur étaient propres, et qui remontaient souvent très loin avant l’arrivée des colonisateurs. Il y avait une pluralité presque ontologique au cœur du moment colonial. Achille Mbembe décrit très bien cette mosaïque d’espaces-temps dans Domaines de la nuit et autorité onirique dans les maquis du du Sud Cameroun : il montre comment, dans le temps même de la guerre anticoloniale, le leader camerounais Ruben Um Nyobè a continué à vivre dans un espace-temps à coordonnées oniriques et lignagères, irréductible à l’entendement stratégique des militaires français qui le traquaient.
Parler de « la Chine » ou de « l’Inde », c’est vraiment dresser des civilisations en carton-pâte ! Ce n’est pas que les gens n’avaient pas d’identité à l’époque moderne : il y avait des mécanismes d’identification, des privilèges de condition, des épreuves de statut.
Romain Bertrand
Autrement dit, à rebours de l’idée de « situation coloniale » qui impliquait que l’arrivée des Européens avait abrogé l’historicité locale et commandé instantanément à toutes les coordonnées de l’échange et de l’interaction, j’ai voulu déployer la pluralité des mondes vécus pendant le moment colonial, mais aussi celle des identités entre lesquelles les acteurs circulaient : des appartenances fluides, chamarrées, et pas des entités à majuscule. Parler de « la Chine » ou de « l’Inde », c’est vraiment dresser des civilisations en carton-pâte ! Ce n’est pas que les gens n’avaient pas d’identité à l’époque moderne : il y avait des mécanismes d’identification, des privilèges de condition, des épreuves de statut. Mais c’était vivre à la petite semaine que de ne disposer que d’une seule identité. On bondissait assez joyeusement, si possible, d’un statut ou d’un rôle à l’autre. C’est tout notre imaginaire contemporain de la fixité des identités qui nous interdit de nous rendre compte de l’immense labilité de cela, aussi bien au Moyen-Âge qu’à l’époque moderne.
Comment cette diversité des mondes, ce kaléidoscope des identités se laissent-ils inscrire dans l’unité d’un récit ? Ou plutôt, quelles transformations leur prise en compte impose-t-elle à ce qu’on appelle d’habitude « écrire l’histoire » ?
Romain Bertrand — À chaque fois, il me faut trouver des dispositifs narratifs pour essayer de faire récit, ou de ne pas faire récit, d’une certaine façon. L’idée de départ est toujours la même : il ne faut jamais essayer de réunir en un récit unifié un ensemble de perspectives dissemblables. On doit résister à l’idée qu’on a, au centre de la scène, quelque chose comme une pépite de réel, une factualité primordiale existant en dehors des points de vue des acteurs et sur le pourtour de laquelle il suffirait de coller, bord à bord, les différentes versions de l’événement, jusqu’à en restituer le sens total. C’est ce que j’ai tenté de montrer dans mon livre L’Histoire à parts égales : si l’on tente d’enrichir ou de doubler le récit européen de l’arrivée des Hollandais à Java aux 16e et 17e siècles par un récit local, vernaculaire, indigène, en partant des sources extra-européennes, on s’aperçoit très vite que cela ne fonctionne pas, ne serait-ce que parce que les différents acteurs en présence ne s’accordent pas sur ce qu’il est important de considérer, de documenter, de se remémorer et de commémorer. Par exemple, ce que les Hollandais considèrent comme un fait historique de prime importance, un événement majeur, à savoir leur propre arrivée à Java, n’est pas considéré comme tel par les chroniqueurs malais et javanais, qui n’en font pas même mention ou qui ne lui assignent qu’une signification mineure. Pour construire un récit sur cette base, il faut alors jouer d’effets de discontinuité et naviguer incessamment d’un monde à l’autre, sans essayer à toute force de les réunir ou de les rabouter.
Il ne faut jamais essayer de réunir en un récit unifié un ensemble de perspectives dissemblables. On doit résister à l’idée qu’on a, au centre de la scène, quelque chose comme une pépite de réel, une factualité primordiale.
Romain Bertrand
Dans Le Long Remords de la conquête, le dispositif est un peu différent : je rassemble quatre points de vue d’acteurs sur une même affaire, et ce sont comme quatre puits de vérité parallèles. C’est une affaire comme on en trouve des centaines dans les archives de l’Inquisition, en l’espèce celles de Mexico. De ce procès en sorcellerie, de ses archives, on peut extraire des points de vue ou des vécus différents en fonction des acteurs : les accusés (le petit garçon espagnol et les sorcières indigènes), l’accusateur (le gouverneur), les colons, les religieux. Lorsqu’on essaie de prendre au sérieux leurs points de vue, de les suivre jusqu’au bout de leur raison, ils nous livrent quatre visions du monde qui, par bien des aspects, ne se recoupent pas. Je les ai alignées pour montrer que lorsqu’on pénètre dans une vérité, qu’on consent à emprunter ses méandres, à plonger dans ses abîmes, un vertige se crée. Pour passer à la vérité suivante, il faut ressortir la tête de l’eau, et replonger. Comme dans le film Rashomon, d'Akira Kurosawa : à la fin, on n’est même plus sûr que le crime ait eu lieu.
Décrire les rythmes du vivant
Dans votre livre intitulé Le Détail du monde, cette réflexion sur la description devient elle-même un objet historique : à travers une série de portraits de naturalistes, vous y faites en quelque sorte l’histoire des nuanciers qui ont permis de décrire scientifiquement le monde vivant, d’en faire tableau, au confluent entre science et littérature. Pourquoi avoir ainsi bifurqué, du regard que les sociétés portent les unes sur les autres, à l’histoire du regard porté sur les choses et sur le vivant ?
Romain Bertrand — Dès L’Histoire à parts égales, j’avais consacré un chapitre entier à la question des choses, et, même, des toutes petites choses qui circulaient entre les Indes orientales et l’Europe. Cela pouvait être les fragments de nature que les premiers explorateurs avaient rapportés de ces sociétés lointaines, et dont l’arrivée avait puissamment troublé l’ordre des cabinets de curiosité européens, en ébranlant toutes les pensées classificatoires et toutes les chronologies évolutionnistes qui en formaient les étais. Il y avait aussi des réflexions sur le fait que des êtres infinitésimaux, comme un virus, un bacille, un minuscule mollusque comme le taret, pouvaient mettre fin à une aventure humaine qui impliquait de construire des bateaux immenses et de constituer des équipages de centaines de personnes.
C’est une chose de claironner qu’il faut prendre les non-humains en compte, et c’en est une autre d’arriver à les faire exister dans le récit à même hauteur de casse que les agents humains.
Romain Bertrand
Il s’agissait, en quelque sorte, de faire droit aux choses dans le récit, comme je tentais de faire droit aux sources extra-européennes en refusant de les réduire à un réservoir de fantaisies ou de fictions, face aux sources européennes qui auraient eu le privilège d’être factuelles et objectives. Dans les deux cas, l’enjeu était d’appliquer le principe de symétrie que j’empruntais à la sociologie des sciences de Bruno Latour : éviter d’aborder une controverse en étant, d’entrée de jeu, convaincu par le point de vue du vainqueur, remettre en jeu les points de vue dans le temps même où aucun ne l’avait encore emporté sur les autres. Cela valait pour la symétrie entre Européens et extra-Européens comme pour celle entre humains et non-humains. Cela dit, c’est une chose de claironner qu’il faut prendre les non-humains en compte, et c’en est une autre d’arriver à les faire exister dans le récit à même hauteur de casse que les agents humains. C’est cette difficulté là que Le Détail du monde tente d’expliciter — quand j’ai un embarras narratif ou descriptif, plutôt que de passer en force de livre en livre, je m’arrête et je prends le temps d’essayer de circonscrire le problème.
Diriez-vous que les mots nous manquent, pour produire une description adéquate du vivant ?
Romain Bertrand —Ce n’est pas une question de lexique, c’est une question de syntaxe ! Il ne s’agit pas simplement d’avoir à disposition les terminologies — savantes ou vernaculaires — qui permettent de spécifier les êtres, mais de savoir au moyen de quelle narration on peut restituer un état d’enchevêtrement, qui est l’ordre ou le désordre ordinaire du vivant : décrire non pas un coléoptère, mais une jungle. Ce problème de la syntaxe du paysage a obsédé aussi bien les naturalistes que les poètes touche-à-tout comme Goethe : leur problème était, non d’avoir les mots justes, mais de trouver le phrasé adéquat, de déterminer comment, au moyen du langage humain, on peut répliquer le phrasé du monde, rendre son mouvement particulier à un instant donné de son surgissement. Alors, on rentre dans des questions d’écriture très complexes. Les romantiques pensent que le monde vibre au rythme de leurs propres émotions, donc c’est leur propre cœur qui bat dans leurs livres sur la nature. D’autres comme Humboldt, Goethe, Hölderlin, Rilke, Ponge parfois, Lawrence peut-être, considèrent que le monde a un rythme propre, extérieur à la subjectivité du romancier ou du poète, qui résiste et qu’il faut accueillir dans le récit.
Prendre la littérature à revers
Qu’en est-il de la position du narrateur historien face à cette pluralité des mondes ? Depuis quelle place un tel éclatement se laisse-t-il décrire ? C’est une question que l’on croit déceler par exemple dans votre dernier livre intitulé Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan (Verdier, 2020), ou vous utilisez comme une sorte de masque les conventions du roman maritime, en jouant avec sa langue lyrique et emportée pour la faire dérailler hors de son horizon européen…
Romain Bertrand — Ce petit livre, Qui a fait le tour de quoi ?, est issu de l’expérience de l’oralité, du récit conté, à l’occasion du Banquet du livre de Lagrasse de 2019. L’idée, c’était de prendre la légende par la main, puis de lui faire un ou deux croche-pattes pour continuer sans elle… Il s’agissait de pousser jusqu’au point-limite du pastiche un récit linéaire et héroïque, de faire fonctionner une forme textuelle en surrégime jusqu’à la voir se briser : on passe alors de l’autre côté du miroir et on voit ce que voient les Asiatiques au moment de l’arrivée de Magellan. Or, ils voient beaucoup de choses, mais pas Magellan… Cela revient à prendre la littérature à son propre jeu, pour lui rappeler qu’elle a partie liée avec la fabrique de la légende. Certains auteurs pensent, à juste titre, que la littérature peut aider, dans les termes d’Eric Vuillard, à « décrotter les auréoles de leurs dorures », à corroder le mythe, à jeter à bas les idées reçues. Reste que la plupart des légendes s’élaborent avant tout comme des fictions littéraires, et la grandeur contemporaine de Magellan doit beaucoup à la biographie de Stefan Zweig, dont le style pèse sur tous les récits qui lui sont consacrés. Parfois, il faut considérer la littérature comme celle qui a fauté en ayant contribué lourdement à l’édification des légendes, et si la plupart des monuments sont des monuments littéraires, alors il faudrait pouvoir déboulonner les récits comme on déboulonne les statues — qui n’ont pas de boulons d’ailleurs…
Il faudrait pouvoir déboulonner les récits comme on déboulonne les statues.
Romain Bertrand
Ce rapport sceptique ou ironique à la littérature est une manière d’essayer de sortir de cette espèce de face-à-face fasciné et, par certains aspects, absurdement improductif, entre histoire et littérature, qui se regardent depuis une dizaine d’année avec les yeux de Chimène : je préfèrerais souvent qu’elles se regardent en chiens de faïence ! Trop souvent, l’histoire a de la littérature une image naïve, d’un art dans lequel les mots donnent sur les choses, sans médiation, et qui peut du coup lui faciliter l’accès au réel, lui conférer un surcroît de puissance d’évocation. Je pense que la littérature est exactement l’inverse. Olivier Cadiot disait que la pire illusion est de croire que la langue est en paix avec elle-même. La littérature commence au moment où l’on comprend que ce n’est pas le cas, que la langue charrie l’histoire des combats qu’elle a perdus contre elle-même. Inversement, la littérature regarde l’histoire comme une gentille et fiable petite pourvoyeuse de pépites de réel, de fagots de faits — alors que la première leçon de l’histoire, c’est qu’il n’existe pas de faits « bruts », dégagés de la gangue des gloses, non seulement parce que le chercheur ne parvient jamais par pur hasard jusqu’à un document, mais aussi pour la simple raison que le réel est toujours pour partie fictionnel. L’historien est là pour défaire les contes de faits, pas pour aider à les concocter.
L’historien est là pour défaire les contes de faits, pas pour aider à les concocter.
Romain Bertrand
Cette fascination réciproque, et la double méprise qu’elle emporte, empêchent paradoxalement de voir ce qui réunit romanciers et historiens : une exploration, par des voies distinctes, de la manière dont la vérité se joue dans le langage. C’est en tout cas ma conviction pour le champ des sciences humaines : parce que la pensée historique se loge dans l’espace intermédiaire entre le réel et ses inscriptions, elle est tissée de part en part d’un rapport au langage. Ceci n’a rien à voir avec une position textualiste qui voudrait que tout soit texte et que tous les dits se vaillent. C’est le simple rappel de ce que le souci de la description, de sa densité et de sa justesse, au double sens de précision et de parcimonie, est un souci de vérité. Cela ne veut pas dire que ce souci prend corps de la même manière dans les deux champs. La démarche est même presque antithétique : la tâche de l’écrivain, en tout cas dans une certaine tradition littéraire toujours vivace, est de trouver son style propre, qui le rendra immédiatement reconnaissable, quand l’historien se doit, lui, de parler dans une parole qui n’est pas la sienne, dans « une parole venue d’ailleurs », pour reprendre une formule saisissante de Michel de Certeau. À la fin, ce qui doit compter, dans un livre d’histoire ou d’anthropologie, ce n’est pas d’avoir affirmé un style, mais d’avoir fait résonner les paroles des acteurs, venues des archives ou des carnets de terrain. Nous sommes tenus par une espèce de charte morale de faire en sorte que notre voix ne porte pas plus loin que la voix de ceux dont nous parlons. Si donc l’histoire a partie liée avec la littérature, poésie comprise, ce n’est pas en usant et en abusant du « je », en mettant en avant la figure du narrateur-détective aux prises avec les maux du monde : c’est en adoptant une position réflexive sur l’usage que nous faisons des mots, de manière à rendre sensibles, dans une narration, les présences qui ont été bannies des grands récits publics, et que nous ne pouvons le plus souvent que cerner par petites touches. Il ne s’agit donc pas de dissiper leur étrangeté comme on résout une énigme, mais bien de les restaurer dans leur mystère, dans le scandale d’une évidence qui n’est pas ou plus la nôtre. C’est encore ce que disait Certeau lorsqu’il affirmait que la rencontre avec l’Autre nous fait entrevoir « le roman dont nous sommes exclus ». C’est ce roman-là, celui dont nous sommes absents, que nous devons écrire, et pas une épopée dont nous sommes le héros ou l’anti-héros. Une histoire juste n’est pas une histoire justicière. N’en déplaise à notre ego, nous ne sommes ni juges ni sauveurs. Nous ne réparons pas le réel mais les récits.
Une histoire juste n’est pas une histoire justicière. N’en déplaise à notre ego, nous ne sommes ni juges ni sauveurs. Nous ne réparons pas le réel mais les récits.
Romain Bertrand
Quant à la place de l’historien, sur laquelle vous m’interrogiez : la règle est de n’avoir pas de place fixe. Il y a des gens qui sont persuadés qu’ils ont une place, qui passent leur vie à lutter pour la conquérir et la conserver. Ils aiment être « racinés », comme disait Marcel Détienne, et d’autres aiment moins cela — j’en fais partie. Je suis assez intimement persuadé qu’une grande part des vocations, en sciences humaines, viennent du sentiment de n’être pas entièrement accordé aux évidences d’un jeu social ou aux attendus d’une assignation identitaire. Cela ouvre en soi une disponibilité à l’accueil d’une parole autre. La condition du jeu, et sa règle, c’est de n’être jamais à sa place. ◼
Planétarium, cartographies contemporaines
Urgence climatique, nouveaux équilibres internationaux, hausse des migrations, transition numérique : les quatre transformations majeures qui caractérisent notre temps ont en commun de bouleverser l’espace dans lequel se déploient l’action et la vie humaines. Dans un monde où l’ensemble des repères dont nous disposions se trouve ébranlé, l’art et la pensée contemporaine peuvent-ils aider à s’orienter ? Afin de contribuer à dresser une autre image du monde, le cycle Planétarium propose depuis 2020 d’articuler deux séries d’enquêtes : d’une part un panorama des instruments, tant techniques (de la cartographie à la géolocalisation) que conceptuels (que deviennent le couple local-global ? Qu’appelle-t-on encore une frontière ?). D’autre part, un inventaire des attachements, ces inscriptions géographiques dont dépend concrètement l’exercice de la pensée et de la création.
Pour chaque séance, Planétarium convie ses invité(e)s du monde des sciences, des sciences humaines et de l’art, à prendre appui sur un lieu (autrement dit, à introduire systématiquement leur propos par la désignation et la description d’un espace réel ou fictionnel où leur paraissent se concentrer certains enjeux de notre temps), complétant ainsi de séance en séance une cartographie fragmentaire des sites successivement explorés. Accompagné(e)s en direct par le dessinateur Éric Valette, qui esquisse l’atlas de ces lieux de pensée.
Un cycle de rencontres proposé par le Centre Pompidou et la fondation Mao Jihong
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Martial Raysse, Bateau, 1967
Peinture glycérophtalique sur toile, plastique, néon, carton, 88 × 147 cm
Photo © Centre Pompidou / Dist. Rmn-Gp