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Retour à l'expéditeur : sur la piste du mail art

Yves Klein, Marcel Duchamp, André Breton, Ben et les membres du mouvement Fluxus : nombreux sont les artistes à avoir exploré les possibilités créatives offertes par le mail art — qu'on appelle aussi art postal. Foisonnant et anarchique dans sa matérialité, ludique, ironique ou énigmatique dans son contenu, le mail art fait l'objet de recherches grâce au fonds important donné par l'artiste Hervé Fischer, et conservé à la Bibliothèque Kandinsky.

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Porté par des figures telles que Ray Johnson et On Kawara, des acteurs du réseau Fluxus, et de nombreux artistes travaillant sous des régimes répressifs en Europe de l’Est ou en Amérique Latine, le mail art émerge au cours des années 1960 et 1970 aux marges et dans les interstices sociales et géographiques des milieux consacrés de l’art contemporain. Mais qu'est-ce que le mail art ? C'est avant tout une proposition artistique où un service postal sert non seulement de voie de circulation, mais participe également à la réalisation esthétique ou conceptuelle du projet.

 

Le mail art est foisonnant et anarchique dans sa matérialité, ludique, ironique ou énigmatique dans son contenu, ingénieux et acerbe dans ses discours. Il offre une ressource unique aux historiens de l’art : d’une part ses logiques visuelles, symboliques et économiques ainsi que sa circulation constituent une alternative, revendiquée comme telle, au système dominant de l’art contemporain ; d’autre part, il révèle en creux les idéologies, les ressorts et les points de friction de ce dernier au moment de sa consolidation.

 

Mais qu'est-ce que le mail art ? C'est avant tout une proposition artistique où un service postal sert non seulement de voie de circulation, mais participe également à la réalisation esthétique ou conceptuelle du projet.

 

Qu’elle ait été retournée à l’expéditeur ou perdue en cours d’acheminement, l’histoire du mail art en France reste en grande partie à écrire. De prime abord, cette pratique artistique semble moins développée en France qu’ailleurs – en témoigne une nette préférence pour le terme anglo-saxon, par rapport au français « art postal », chez la plupart de praticiens hexagonaux. C’est un constat qui revient de façon récurrente dès les années 1960, chez les praticiens comme chez les historiens du mail art, et qui se vérifie dès lors que l’on se tourne vers les sources. Les figures françaises manquent régulièrement à l’appel dans les nombreuses anthologies portant sur l’histoire du mail art, et à l’exception d’une poignée de numéros spéciaux, aucun périodique consacré au mail art ne voit le jour en France au cours des années 1970, alors qu’ils prolifèrent ailleurs. Cette absence est d’autant plus étonnante que de nombreux artistes français marquent durablement le premier temps du mail art aux années 1950 et 1960, à l’instar d’Yves Klein ou de Robert Filliou.

 

Une bourse des Amis du Centre Pompidou a permis d’entamer un travail de recherche autour du mail art en France à partir des collections de la Bibliothèque Kandinsky, et notamment d’un fonds exceptionnel, celui d’Hervé Fischer, dont l’artiste a fait don à la Bibliothèque Kandinsky en deux temps – en 1988 et en 2014. Sociologue devenu artiste, à partir de 1970 Fischer est un acteur important d’un mail art désormais globalisé, et son archive représente une source précieuse, notamment pour l’aire française et francophone. Elle se compose de deux cents livres et imprimés consacrés au mail art et regroupe dans une vingtaine de boîtes les envois de plus d’un millier de correspondants à travers le monde, dont d’innombrables lettres, dessins, collages, cartes tamponnées, objets et matériaux divers.

 

Mise en relation avec d’autres sources – les livres et revues détenues par la Bibliothèque Kandinsky, l’archive Marcel Alocco au MAMAC de Nice ou encore les collections de la fondation privée l’Enseigne des Oudin – cette archive permet de poser quelques jalons d’une histoire du mail art en France. Pour de nombreux praticiens, raconter l’histoire du mail art d’un pays en particulier relèverait d’un contresens. Pour autant, comme l’a rappelé Hervé Fischer lors d’un entretien mené dans le cadre de ce projet, s’il s’agit bien d’une forme transnationale et globale, « ce n’est pas un réseau international comme le système suisse bancaire : il y a des colorations, il y a des traits particuliers à chacun des micro-écosystèmes qui se sont finalement connectés ». 

 

Si l’on cite souvent Yves Klein parmi les précurseurs du mail art, c’est moins à Klein qu’à sa ville natale de Nice que l’on doit de pouvoir retracer l’émergence de la forme en France.

 

Si l’on cite souvent Yves Klein parmi les précurseurs du mail art, c’est moins à Klein qu’à sa ville natale de Nice que l’on doit de pouvoir retracer l’émergence de la forme en France. Celle-ci s’impose comme le premier centre français du mail art, notamment grâce à la présence de Ben Vautier et de Robert Filliou, et leurs interactions avec Fluxus, qui trouve également sa base française dans la région après une implantation ratée à Paris entre 1962 et 1963 – même si Marcel Alocco affirme qu’à Nice les artistes étaient « Fluxus avant Fluxus ».

Tout au long des années 1960, dans le cadre de son projet mégalomane d’appropriation d’objets, de concepts, et à terme de l’ensemble du monde matériel et immatériel, l’« art total », Vautier diffuse des tracts, des revues, des cartes et des petits papiers dans la rue, depuis sa boutique et notamment par voie postale, informant son destinataire par exemple que « J’AI TOUT FAIT AVANT VOUS ». En 1965, Ben crée un des projets emblématiques de la première décennie du mail art avec son multiple Le choix du facteur. Cette carte postale double face, à adresser à deux destinataires différents, introduit l’indétermination chère à Fluxus dans l’acte banal et quotidien d’envoyer une lettre, et met le système postal en échec en lui proposant une tâche impossible.

 

À partir de 1964, dans le village voisin de Villefranche-sur-Mer, George Brecht et Robert Filliou s’appliquent à l’oisiveté, au loisir, aux jeux, à l’humour et à l’alcool au sein de La Cédille qui sourit. Ces activités résolument improductives constituent une enquête continue sur les économies verbales, conceptuelles et financières du monde de l’art, et une véritable stratégie de désœuvrement dont le but est une « économie poétique » qui s’inscrit dans la remise en cause de l’objet d’art par Fluxus. Le mail art et la correspondance occupent une position de choix dans cette démarche, comme en attestent les nombreux documents rassemblés dans le livre édité par Something Else Press en 1967, Games at the Cédilla, or the Cédilla Takes Off. L’année suivante, La Cédille se déterritorialise sous la forme de « the Eternal Network », une entité énigmatique annoncée par une affiche publiée par Brecht et Filliou au moment de la fermeture de la boutique qui deviendra un concept fédérateur pour le mail art à l’échelle globale.

 

En 1965, Ben crée un des projets emblématiques de la première décennie du mail art avec son multiple Le choix du facteur. Cette carte postale double face, à adresser à deux destinataires différents, introduit l’indétermination chère à Fluxus dans l’acte banal et quotidien d’envoyer une lettre, et met le système postal en échec en lui proposant une tâche impossible.

 

Dans un contexte tout autre et dans un registre esthétique plus austère, à Paris, une nébuleuse d’artistes conceptuels – Christian Boltanski, Bernard Borgeaud, André Cadéré, Paul-Armand Gette, Jean Le Gac, Annette Messager, Gina Pane, Sarkis et Jochen Gerz – commencent à pratiquer ce qu’ils appellent des « envois » au tournant des années 1970 dans le cadre de leurs actions énigmatiques. Par exemple, en 1970, pour leur projet LOCAL III, Christian Boltanski et Jean Le Gac envoient des clés étiquetées à une soixantaine de figures du monde de l’art parisien pour les convier à une adresse précise. Chaque visiteur arrive seul et ouvre la porte pour y découvrir, dans un appartement presqu’entièrement vide, les interventions infimes des deux artistes.

Peu de temps avant la Biennale de Paris de 1971, un ami du groupe, le jeune commissaire Jean-Marc Poinsot, se voit offrir l’occasion d’organiser une exposition consacrée au mail art lors de la manifestation parisienne. L’invitation lui est faite suite à une scission dans le comité de programmation qui se solde par le départ de cinq des sept jeunes critiques, dont Michel Claura, qui appelaient à la suppression de toute forme de sélection à la Biennale et une ouverture maximale. Avec peu de temps et peu de moyens, et s’aventurant sur un terrain miné par ces débats houleux de l’après-mai, Poinsot organise une section rassemblant soixante artistes pratiquant le mail art, à laquelle le public peut également participer grâce la mise à disposition d’une boîte aux lettres, avec une vraie collecte par la Poste, ainsi qu’un distributeur automatique de timbres, des photocopieuses, et des téléphones. La réception est mitigée. Boltanski refuse de participer à la section : dans le deuxième numéro de la revue ArTitudes, il affirme que « l'envoi, c'est le timbre-poste, c'est le fait d'ouvrir l'enveloppe », et regrette une exposition « très mal fait[e], illisible, incompréhensible », tout en reconnaissant que Poinsot a cherché à relever le pari de Claura et ses camarades.

 

Le mail art se trouve alors tiraillé entre la promesse émancipatrice de ses circuits parallèles – libre d’impératifs institutionnels mais voué à rester confidentiel voire élitiste – et la tentation de s’afficher publiquement pour énoncer une critique du marché et du musée – au risque d’être déformé, ou pire, récupéré : dans sa contribution au livre de Poinsot, une lettre de refus, l’artiste Jean-Claude Moineau exprime sa crainte de voir le mail art devenir « l’un des poncifs d’une certaine avant-garde ».

 

Parmi les plus importantes manifestations du mail art au cours de la décennie suivante figurent les nombreux projets d’Hervé Fischer, qui intègre les réseaux mail art dès l’année de la Biennale, recevant dès lors un « tsunami » de plis. Enseignant en sociologie, Fischer souhaite passer de la théorie à la pratique, et cherche à mettre au point un « art sociologique » capable d’interroger aussi bien les ressorts de l’art, son économie et son idéologie, que la vie quotidienne. Pour ce faire, Fischer recourt naturellement au mail art, puisqu’il échange déjà avec un réseau de ce qu’il appelle des « périphériques planétaires » habitant en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse, en Europe de l’Est, en Argentine, ou encore au Canada. La Campagne Prophylactique : Hygiène de l’art/La déchirure de 1974, témoigne bien de son approche.

 

À cette occasion, Fischer sollicite son réseau d’amis-artistes pour qu’on lui envoie des œuvres d’art. Une fois réceptionnées, les œuvres sont déchirées, empaquetées dans des sachets en plastique individuels, et renvoyées à leurs auteurs. Dans un idiome mi-clinique et mi-consumériste, cette œuvre composée de plus de trois cents sachets caricature les dispositifs de monstration normatifs et les catégories d’appréhension des institutions artistiques (muséales, marchandes, critiques ou historiographiques) à travers un détournement ironique des procédés de décollage de la décennie précédente. Par cette « hygiène » – clin d’œil à l’Hygiène de la vision (1960) de Martial Raysse – Fischer entend effectuer une rupture avec un schéma artistique esthétique jugé mystificateur pour proposer à sa place une interrogation sur la valeur et le rôle social de l’art. Il y oppose implicitement la communication et le réseau inter-artistique à la production d’objets et le marché. 

Pour ce projet, comme pour d’autres, Fischer a recours à l’emploi systématique du tampon personnalisé, pratique empruntée à ses correspondants tels que John Armleder, Anna Banana, Edgardo Antonio Vigo ou Ulises Carrión : chaque sachet produit dans la Campagne prophylactique est ainsi tamponné avec le sous-titre du projet. C’est à cet élément emblématique qu’il consacre une exposition itinérante et un livre intitulé Art et communication marginale : Tampons d'artistes en 1974. Il y explique qu’en sociologue, il est fasciné par « ce procédé extrêmement curieux et significatif » qu’est le « contre-usage, ludique, sentencieux ou ironique » d’un outil associé aux institutions et aux bureaucraties qui régissent la vie quotidienne et officielle des individus et de la société. L’intérêt du tampon tient aussi au fait qu’il constitue un objet commensurable au sein du mail art, grâce auquel Fischer peut proposer une catégorisation du champ, qu’il décrit comme un « marginal média » ancré dans « une sub-culture vécue comme telle par des artistes marginaux ». 

 

Quelles conclusions provisoires peut-on tirer concernant le paysage du mail art en France ? Entre 1972 et 1976 David Mayor et Felipe Ehrenberg de Beau Geste Press publient en Angleterre une série de numéros de la revue d’assemblage Schmuck consacrées à différentes aires géographiques ; French Schmuck est publié en 1975 avec l’aide de Marcel Alocco, Jochen Gerz et Jean-Clarence Lambert. S’agissant de la livraison française, Mayor et Ehrenberg la résument par les mots suivants : « SO MANY WORDS ». Est-ce que le mail art en France pourrait se caractériser par une certaine verbosité ? Une forte affinité pour les sciences – sociologie, économie, biologie – pourrait être une autre spécificité de l’écosystème français, tout comme un questionnement approfondi du quotidien. 

 

De nombreuses pistes restent toutefois à explorer pour renforcer l’historiographie hexagonale : les envois proto-féministes d’artistes telles qu’Annette Messager ou Nicole Gravier, ou les projets queer de Thierry Agullo ou Michel Journiac ; les activités de figures singulières naviguant entre mail art, édition et écriture expérimentale, telles que Julien Blaine, ou encore Claude Pélieu, dont un ensemble de cartes fascinant vient d’entrer dans les collections de la Bibliothèque Kandinsky ; les parcours d’illustres inconnus tels que Jacques Lemerre ou Michel Corfu. Ce projet de recherche n’aura fait qu’esquisser quelques pistes pour l’histoire du mail art en France, histoire qui ne saurait être que multiple. ◼

Le groupe mission recherche des Amis du Centre Pompidou

Créé en 2019 en étroite collaboration avec la Bibliothèque Kandinsky, le groupe mission recherche des Amis du Centre Pompidou vise à participer à l’enrichissement des collections nationales au travers de la recherche et de la diffusion des savoirs. Chaque année, jusqu’à trois bourses de recherche sont financées, permettant à de jeunes chercheurs d’accomplir, sous la direction d’un conservateur ou d'une conservatrice du Centre Pompidou, une mission de recherche via l’étude de terrain, l’étude d’archives, la réalisation d’entretiens ou de traductions inédites.

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