Ouvrir la marche, entre présent et histoire
La mémoire a ses temps et ses lieux. S’il importait, pour le Centre Pompidou, de marquer le quarantième anniversaire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, c’est bien sûr parce que les questions que ce mouvement soulevait en 1983 ne cessent d’insister dans l’actualité la plus brûlante. La persistance des discriminations, le refus d’une part de la société française de se voir renvoyée à une invisibilité où se mêlent discriminations raciales, mépris de classe (la Marche fut aussi, comme le rappelle l’écrivain Mogniss Abdallah, une date dans l’histoire du mouvement ouvrier) et ségrégation urbaine, la recherche difficile des formes à donner à cette mobilisation collective s’il s’agit à la fois d'y faire valoir l’égalité comme exigence commune et l’expérience spécifique de celles et ceux qui s’en trouvent privés : tous ces enjeux nous demeurent contemporains, et c’est le présent qui, dans le dialogue avec Rokhaya Diallo dont le travail sur cette mémoire est exemplaire, nous a convaincus voici plus d’un an d’imaginer ensemble ces journées — nous ne savions pas, alors, que Nahel Merzouk serait tué par un policier et que le pays s’embraserait une fois encore, donnant dans une sorte de répétition accablante d’autres raisons, ou toujours les mêmes, de convoquer de nouveau cette histoire.
Évoquer la Marche « au Centre Pompidou », lui consacrer dans le Forum et en Grande salle trois jours de rencontres, tresser à son propos témoignages et réflexions, images et musiques, c’est aussi rappeler le Centre Pompidou à sa propre mémoire.
Mais évoquer la Marche « au Centre Pompidou », lui consacrer dans le Forum et en Grande salle trois jours de rencontres, tresser à son propos témoignages et réflexions, images et musiques, c’est aussi rappeler le Centre Pompidou à sa propre mémoire : comme le montrent les photographies prises alors par Amadou Gaye, la Piazza du Centre fut à Paris le lieu de convergence des associations qui y préparèrent l’arrivée des marcheurs, et leur choix de se tenir au plus près d’un « centre d’art et de culture » n’est sans doute pas étranger au fait que le mouvement politique porté par la Marche fut aussi solidaire du surgissement sur la scène culturelle d’expériences, de talents et de voix jusqu’alors tenues en lisière et où la société française était brusquement commise à se reconnaître.
Ce n’est pas un hasard si, cette même année 1983, la cinéaste Euzhan Palcy (dont le Centre Pompidou accueille cette semaine la première rétrospective française) faisait revivre la Martinique des années 1930 dans Rue Cases-Nègres, qui recevrait l’année suivante le César du meilleur premier film, récompense suivie en 1985 par le César du meilleur film remis à Mehdi Charef pour Le Thé au Harem d’Archimède. Exigence politique de reconnaissance et élargissement du spectre des histoires, traversée de la France par les marcheuses et marcheurs et irruption dans le champ de l’art et de la création de nouveaux talents issus de minorités invisibilisées, témoignant d’une réalité que la France peinait à faire sienne : c’est sans doute ce qui conduisit, dès le mois de janvier 1984, le Centre Pompidou à inaugurer l’exposition « Les Enfants de l’immigration », alors présentée comme la « première manifestation de grande ampleur consacrée à l’expression des générations issues d’une migration, du point de vue de la diversité de l’origine des cultures, et aussi de la diversité des formes d’expression utilisées : arts plastiques, film, vidéo, spectacle vivant ».
Rendre sa profondeur à l’histoire
De la Piazza de 1983 au Forum de 2023, les rencontres imaginées avec Rokhaya Diallo trouvent donc au Centre Pompidou un cadre à leur mesure. Pour autant, il ne s’agira pas en faisant ainsi boucle de mimer une sorte d’éternel retour du même : si la logique des commémorations est parfois tentée d’annuler le temps, l’enjeu de ces journées sera au contraire de réinscrire les débats du présent dans leur profondeur historique. D’abord, en rappelant que la lutte contre les discriminations et contre le racisme a son histoire française : à la caricature consistant à lire dans les mobilisations d’aujourd’hui l’importation récente de mots d’ordre et de mobilisations venus des États-unis, se souvenir de 1983 permet de se rappeler que s’il y a dans ce domaine une dimension transatlantique, celle-ci s’inscrit dans la longue durée, puisque la Marche pour l’égalité et contre le racisme s’inspira de la Marche vers Washington menée entre autres, quelques décennies plus tôt, par Martin Luther King.
Si donc les noms de George Floyd et d’Adama Traoré furent, au sortir du confinement de 2020, scandés en même temps des deux côtés de l’Atlantique, ce n’est pas l’effet d’un mimétisme récent, mais l’écho d’une histoire déployée dans chacun des deux pays. De même, déplier la mémoire de la Marche de 1983, des débats auxquels elle donna lieu, des divergences stratégiques qui la traversèrent, permet de compliquer l’opposition, parfois teintée d’une nostalgie de circonstance, entre une lutte contre le racisme d’hier qui aurait su être consensuelle et les formes « clivantes » qu’emprunterait aujourd’hui le combat contre les discriminations. Ouverte par l’émotion suscitée par une série de meurtres racistes, impulsée par les graves blessures infligées à Toumi Djaïdja lors d’affrontements entre jeunes et policiers dans le quartier des Minguettes, la Marche ne se laisse pas repeindre dans les tons sépia, et pas plus qu’aujourd’hui, on ne saurait séparer la vitalité culturelle qui donna dans ces années à la création française un nouveau visage, et la gravité urgente qui habitait les acteurs de ce mouvement hors-normes.
En relisant la Marche de 1983, en confrontant les enjeux, les élans et les refus qui traversèrent les femmes et les hommes qui y ont pris part, le Centre Pompidou voudrait contribuer à notre histoire commune, tout en donnant au premier chef la parole à celles et ceux qui la firent et ne cessent d’en porter la mémoire. Concluons sur ce qui, ces temps-ci, est tout sauf un détail : se replonger dans ces années 1980 rappelle à qui en douterait que la lutte contre les discriminations ne se divise pas et que l’on ne saurait choisir entre le refus du racisme et celui de l’antisémitisme. Car les slogans alors placardés pour stigmatiser les populations immigrées (« 2 millions de chômeurs = 2 millions d’immigrés en trop ») s’inspiraient directement de ceux qui, sur les murs d’Allemagne durant les années 1930, mettaient en balance « 500 000 chômeurs. 400 000 Juifs » et concluaient : « la solution est très simple ». À cette simplicité odieuse, sans doute, il n’est d’autre remède que l’histoire. ◼
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20 novembre 1983 - Strasbourg avec Fatima Mehallel en marcheuse permanente venue de Villeurbanne (Est Lyon)
© Amadou Gaye