Matisse vu par... Donald Judd
Bien que nous ne soyons pas si éloignés dans le temps, je ne me réfère pas à Matisse pour penser mon propre travail. Il ne m’est jamais venu à l’esprit d’utiliser quoi que ce soit de sa pensée ou de son œuvre. D’un autre côté, comme c’est le cas avec toute œuvre de premier plan, son travail montre ce qu’on peut accomplir. Et je pense depuis longtemps que Matisse est indubitablement le meilleur artiste du 20e siècle, avant Pollock en tous cas. Je m’intéresse beaucoup plus à Matisse qu’à Picasso ; Picasso ne m’a jamais beaucoup intéressé. Et la seule chose qui me préoccupe dans une affirmation comme celle que je viens de faire, c’est Mondrian. Je détesterais devoir m’atteler à comparer Mondrian et Matisse. C’est une question un peu douloureuse. Ils sont tous les deux si différents en termes d’échelle. C’est ce qui m’ennuie. Naturellement, mon penchant général va vers des œuvres non figuratives, c’est pourquoi je devrais préférer Mondrian. Mais le seul problème est que Matisse a plus d’ampleur, et je pense que ce qu’il fait a aussi une plus grande variété – de toutes les manières, il a tout ce qu’il faut en tant qu’artiste.
Et je pense depuis longtemps que Matisse est indubitablement le meilleur artiste du 20e siècle, avant Pollock en tous cas. Je m’intéresse beaucoup plus à Matisse qu’à Picasso ; Picasso ne m’a jamais beaucoup intéressé.
Donald Judd
Vous avez dit que la différence entre Matisse et Mondrian était une différence d’échelle.
Donald Judd — Il est évident que les œuvres de Matisse ont une plus grande échelle et qu’elles sont de plus grande taille. Elles ont une plus grande échelle interne. Mais la taille importe aussi – peut-être que si Mondrian avait eu plus d’argent et s’il avait vécu plus longtemps, il aurait pu faire de plus grandes toiles. Que la taille ait tant d’importance peut sembler stupide, mais il se trouve que ça a de l’importance. Et cela donne l’impression que Mondrian est de la génération qui précède Matisse. Il semble que Mondrian appartient à la génération de Malevitch, alors que j’imagine que Mondrian et Matisse devaient avoir à peu près le même âge.
Si on prend les papiers découpés et certains grands Matisse de la fin, ces œuvres ont une échelle interne qui ressemble plus au travail qu’on réalisa ici après la Seconde Guerre mondiale. Je ne crois pas que Picasso ait jamais atteint ce type d’échelle interne. Il a peint Guernica, et Guernica est une grande peinture, mais elle n’a pas l’échelle de ces papiers découpés de Matisse.
Selon vous, qu’est-ce qui rend l’échelle de Matisse impressionnante ?
DJ — En fait, cela n’est pas propre à Matisse – l’échelle est l’affaire de tout l’art produit depuis les années 1940. En général, je crois qu’il s’agit de rendre les éléments principaux de l’art plus importants : la couleur devient plus importante, les formes deviennent plus importantes, l’espace devient plus important – tout y est travaillé pour dépasser ce qui avait été possible auparavant. Tout ce qui était enfoui par l’ensemble des éléments figuratifs, dans un tableau de Matisse d’une période plus ancienne, disons plus ou moins les années 1920 – qui sont aussi de bons tableaux – se trouve isolé, agrandi et important dans les papiers découpés.
Que pensez-vous de la relation entre la couleur, la surface et l’échelle ?
DJ — J’imagine qu’on pourrait dire qu’on ne peut avoir l’une sans les deux autres. La forme, la couleur et a fortiori la surface ne peuvent être traitées sans échelle. C’est le souhait de rendre toutes ces choses avec force qui produit une plus grande échelle. Matisse a repris des formes qu’il avait utilisées tout au long de sa vie, il les a libérées, les a rendues indépendantes, ce qui était tout à fait logique. Voilà des formes qu’il utilisait depuis en gros les années 1910. On peut retrouver ces formes – même s’il les a modifiées – elles se sont simplifiées, mais ce sont les mêmes types de formes. Il aime vraiment un certain type de formes et il a insisté sur ce point jusqu’à ce qu’elles deviennent pratiquement la seule chose, ce qui est parfaitement logique à mes yeux. Alors que Picasso s’en est tenu à la modification des formes et des couleurs et toutes ces choses relatives à la figuration.
Vous pensez que Matisse était plus intéressé par l’utilisation abstraite des formes que par la figuration ?
DJ — Bien sûr.
Comment expliquez-vous que malgré cela il n’ait jamais abandonné la figuration ?
DJ — D’abord, pour ne pas être un peintre de la figuration, il est presque impossible d’éviter l’agencement géométrique. Autant que je sache, la seule manière d’être soi-disant abstrait est d’utiliser des moyens purement géométriques. Je pense qu’étant donné les formes qui intéressaient Matisse, l’abstraction n’était pas possible pour lui. Pour qu’il continue à s’intéresser aux types de formes qui l’intéressaient, il fallait qu’elles aient une apparence liée à la figuration, car ce sont des formes étranges et irrégulières.
Et qu’en est-il des premiers Kandinsky ?
DJ — Je ne pense pas qu’ils soient très abstraits. Ils sont souvent peints dans une sorte de manière descriptive, et les nombreuses choses qui interviennent sont un peu descriptives. Pollock est abstrait, cela dit, il est une exception. C’est un peintre abstrait qui n’est pas géométrique.
Est-il la seule exception ?
DJ — Je ne dirais pas cela. J’étais très réticent à faire des œuvres totalement géométriques. Je trouvais cela assez étrange. J’y suis parvenu par des moyens très compliqués, et cela a toujours été une chose importante pour moi. Pour moi, il est très important d’éviter à tout prix la figuration. Elle ne m’est d’aucune utilité.
Mais en même temps vous aviez une sorte de réticence pour la géométrie ?
DJ — J’étais réticent à l’idée de n’utiliser que des lignes droites. Et les surfaces rectangulaires. Je crois que j’étais intéressé par d’autres formes. Et peut-être en allait-il de même pour Matisse, si ce n’est qu’il n’a jamais renoncé à ces formes. Mais, à vrai dire, j’ai finalement compris que les formes ne m’intéressaient pas. Je crois que c’est là une importante différence philosophique. Je ne m’intéresse aucunement à la figuration. Je crois que je partage cela avec Mondrian. Je ne voyais vraiment pas pourquoi suggérer un bout de jambe ou quoi que ce soit de la sorte. Mais en raison du traitement de la couleur – l’importance de la couleur, de la surface, de l’échelle, etc. – les derniers collages de Matisse sont des peintures abstraites. Au sens large – le mot « abstrait » est un mot très lâche ; mais par rapport aux autres peintres, ces collages sont des peintures abstraites. Toutes les parties descriptives ne sont pas immédiatement descriptives comme dans la plupart des tableaux figuratifs. Pour ainsi dire, elles sont une description résiduelle. C’est comme s’il avait fait ce genou cinquante fois jusqu’à ce que cela devienne de l’écriture chinoise, juste une image.
L’incidence de Matisse dans ce pays semble assez récente. Ce n’est que dans les années 1960 que Stella semble avoir commencé à penser à lui. Ses préoccupations premières semblent avoir été l’expressionnisme abstrait.
DJ — Il est probable que cela soit vrai de presque toutes les personnes à qui vous pourrez parler ici. Même si j’ai été intéressé par Matisse avant d’être intéressé par le moindre Américain. Cela dit, c’est Pollock, Newman, Rothko et les autres qui communiquent cette véritable force, cet élan, ce sont eux les exemples. C’est la situation la plus proche qui donne de la force, puis, au bout d’un certain moment, on regarde à nouveau en arrière, bien entendu, on sort de sa propre situation et on commence à regarder les œuvres plus anciennes ou les œuvres produites par d’autres sociétés.
Rothko a pu dire que Matisse avait été celui qui lui avait enseigné le plus de choses sur la structure, car Matisse fut le premier peintre à produire des peintures de surface.
DJ — Je ne savais pas cela. Cela semble très juste et intéressant. De toute évidence, la surface est très importante, et tout se passe presque sur la surface, dans un espace très mince.
D’un autre côté, l’autre jour Carl Andre a écrit dans son entretien que ce qu’il trouvait intéressant chez Matisse était l’imbrication des espaces en surface, à quoi il donne le nom d’impressionnisme spatial.
DJ — Je me rappelle lui avoir envoyé un papier découpé de Matisse, où il y a un jardin ou quelque chose dans ce genre, avec des colonnes – je ne sais plus très bien. Il est immense.
Ah oui, immense – Grande décoration aux masques ? [note de l’interviewer : c’est un exemple bizarre. Grande décoration aux masques est assez plat. Un meilleur exemple d’œuvre travaillant l’ambiguïté spatiale serait La Perruche et la sirène, un autre papier découpé].
DJ — Il a plutôt une surface plate, mais certains détails – la tête ou le masque, apparaissent et tout à coup, il se produit un retrait. La perspective, à laquelle il n’a jamais recours d’habitude, est soudainement utilisée et il y a ce trou qui s’enfonce, là, de quelques mètres on dirait, il en résulte cette contradiction étrange sur une surface plane. Les formes sont côte à côte, et soudain, il y a ce trou. C’est assez différent des changements qui se produisent dans la peinture de chevalet. ◼
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Donald Judd, Stack (Pile), 1972 (détail)
Acier inoxydable, Plexiglas rouge, 483 x 102 x 79 cm, chaque élément : 23 x 102 x 79 cm
© Centre Pompidou / photo : Ph. Migeat / Dist. Rmn-Gp
© Judd Foundation / ADAGP, Paris