
Louise Bourgeois, en orbite
En 2021, Turning Inwards Set #3, un ensemble de trente-huit gravures sur papier de Louise Bourgeois, a rejoint les collections du Musée national d’Art moderne grâce à un don de la Easton Foundation de New York et de Benjamin Shiff. Cette série fait partie d’un corpus plus large de neuf ensembles conçus entre 2005 et 2010 — les deux premiers (Turning Inwards Set #1 et # 2 ) ont également fait l’objet d’un don, au Museum of Modern Art de New York, et à la Tate Modern de Londres. Lauréate d’une bourse Mission recherche des Amis du Centre Pompidou, la chercheuse Carolina Sprovieri a rencontré Benjamin Shiff à New York. Directeur des éditions Osiris et collaborateur de Louise Bourgeois sur le projetTurning Inwards, il revient sur la généalogie de ce corpus, ses enjeux et l’histoire de sa collaboration avec l’artiste, entreprise avec le livre illustré The Puritain en 1990.
Carolina Sprovieri — Ma première question concerne l’ensemble Turning Inwards conservé au MoMA : pourquoi leur Set compte-t-il soixante-sept planches, et comment expliquer cette différence avec les dix-neuf planches composant l’ensemble conservé au Centre Pompidou ?
Benjamin Shiff — Soixante-sept ce n’est pas le bon chiffre […]. Mon intention initiale était de donner au MoMA tous les travaux comportant le chiffre #1. Concernant le don réalisé au Centre Pompidou, c’était le chiffre #3 […]. Donc, avec très peu de variation, le Set du MoMA aurait dû être composé de trente-sept, trente-huit ou quarante planches. La Tate quant à elle possède le Set #2 et, pour le Set #4, j’ai fait une exposition à la Hauser & Wirth Somerset en 2016.
Chaque ensemble est supposé avoir à peu près le même nombre de planches ?
Benjamin Shiff — Non, pas nécessairement. L’idée n’était pas de réaliser une série de gravures. […] C’est quelque chose à laquelle nous songions depuis longtemps, travailler à l'échelle humaine, 1 : 1, ça demande beaucoup d’organisation : j’ai dû acheter une presse, j’ai dû acheter des moules pour les fabricants de papier, j’ai dû construire des séchoirs pour les papiers car ils étaient toujours mouillés et en train d’être peints.
Si l'on ne dispose pas de morceaux de papier suffisamment grands, il est impossible de travailler sur ce type de sujet. J’adore les fabricants de papier et j’adore le papier en général. Tout cela fait aussi partie de la collaboration. C’est un peu subtil, mais ils ont pris une couleur de papier et ils en ont fait toutes sortes de variations. Les gens n’ont pas forcément remarqué que les papiers ont tous une nuance de couleur différente. Et quant à Louise Bourgeois … on était très solidaires. Elle était très intelligente. Il y avait beaucoup de livres dans sa maison. J’ai commencé avec les livres, j’adore les livres et elle en avait partout. C’était une lectrice… ce n’était pas simplement une artiste sophistiquée.
Louise Bourgeois était très intelligente. Il y avait beaucoup de livres dans sa maison. J’ai commencé avec les livres, j’adore les livres et elle en avait partout. C’était une lectrice… ce n’était pas simplement une artiste sophistiquée.
Benjamin Shiff
Pourriez-vous m’en dire un peu plus sur le papier que vous avez choisi pour cette série ?
Benjamin Shiff — Plutôt que de solliciter les fabricants pour obtenir un type de papier standardisé, l’idée était plutôt d’expérimenter et de s’amuser : « n’allez pas plus loin qu’ici et là, mais dans cette gamme, allez-y, j’achèterai ce que vous réaliserez ! ». […] C’était un papier très délicat, variable, très humide […]. Par conséquent, en séchant, il absorbait l’humidité et, en raison de son irrégularité, on remarque en l’observant de près qu’il n’est pas parfait, son épaisseur variant considérablement.
Aviez-vous un seul producteur de papier ?
Benjamin Shiff — Non. L’essentiel était que chacun dispose d’une grande liberté. Par la suite, on m’a suggéré de me consacrer à des gravures plus traditionnelles, j’ai répondu : « d’accord, retournons aux gravures ». Ainsi, ces tirages de la série Turning Inwards ont tous été mis de côté, ce qui explique la variation du nombre d'unités. Je crois que le premier en comptait dix-sept, puis dix-neuf au mieux, jamais plus de vingt, et enfin onze. Certains n’ont jamais été édités […]. Au départ, l’accent était mis avant tout sur la planche elle-même. En réalité, les planches étaient vivantes, c’est ça la vraie gravure : de l’esprit, à la main, à la planche. Il n’y a pas de photographie, pas de conneries.
Je n’avais pas d’intention précise, je ne savais pas où j’allais, nous ne l’avons jamais su. Louise ne le savait pas. Je ne le savais pas non plus. C’est la beauté de travailler de cette manière-là. Si l’on sait où l’on va, c’est une toute autre façon d’écrire, c’est une toute autre façon de réaliser une chorégraphie, c’est une toute autre façon de construire, de faire. Il y a une humanité dans ce travail et j’espère que les gens la ressentent dans ces formes naturelles, physiques, humaines…
Biomorphiques ?
Benjamin Shiff — Oui biomorphiques, anthropomorphes. Il y avait beaucoup d’énergie sexuelle qui n’était jamais indécente. Louise aimait beaucoup jouer avec ça et elle adorait la relation entre hommes et femmes, elle aimait la folie et tout cela. Il y a par conséquent beaucoup de cela dans ces travaux. Je n’ai tout simplement pas eu la lucidité de dire à un moment donné : « d’accord, décidons quel est le bon numéro et restons-en là ». […]. C’était surtout pour explorer l’image, pour explorer les lignes, pour explorer l’arrière-plan, les couleurs et l’intensité, ainsi que les limites avec lesquelles nous étions en train de travailler. »
En regardant les formes de Turning Inwards, on s’aperçoit que certaines formes se développent, telle une série dans la série, pour former des sous-ensembles...
Benjamin Shiff — Oui, absolument, car tout cela est naturel, à l’image du dessin. Ce n’est pas parce nous étions limités à la plaque de cuivre, que cela a cessé de relever du domaine de la peinture ou du dessin. Il y a aussi quelque chose de très sculptural dans cet ensemble… Parfois ce n’étaient que des lignes pures, et un arrière-plan épuré. Les variations sont infinies.
Il y a aussi quelque chose de très sculptural dans cet ensemble… Parfois ce n’étaient que des lignes pures, et un arrière-plan épuré. Les variations sont infinies.
Benjamin Shiff
Concernant le grand format de ces planches, aviez-vous travaillé à partir de dessins préparatoires ?
Benjamin Shiff — Il existe un type de papier appelé « Canary paper », ainsi que du papier calque. Lorsqu’un dessin préparatoire était nécessaire, il était d’abord réalisé sur le papier calque, puis superposé au Canary paper. Ces travaux-là sont tous gravés sur un vernis mou. Il faut pousser à travers la substance cireuse du vernis mou, avec une aquatinte en dessous […], c’est ça qui permet à l’acide de pénétrer et de faire toutes ces petites traces. Le vernis mou est un procédé facile et traditionnel et, en fonction de comment il est utilisé, il peut rendre la ligne aussi fluide et précise qu’un véritable trait de pinceau, c’est parfait pour cela. Ces planches-là sont gravées de manière tellement agressive, c’est un choix délibéré.
Si l’on s’attarde un instant sur les titres de la série, est-ce un aspect dont vous avez discuté, étant donné qu’il s’agissait d’une collaboration ?
Benjamin Shiff — Nous avons commencé avec les livres, si bien que les mots ont toujours fait partie de nos projets communs et ne nous ont jamais vraiment quittés. Travailler avec Louise me permettait de percevoir sa véritable nature, son essence la plus profonde, ce qui, pour moi, était pour moi la chose la plus importante.
Aimeriez-vous, à l’avenir, montrer les Set #5 à #9 ?
Benjamin Shiff — Selon moi, l’essentiel est de trouver une collection appropriée pour chacun des Set. L’idée […] était d’être très généreux en en offrant un au MoMA, un autre à la Tate et un au Centre Pompidou. Cela tient en partie à Jonas Storsve, conservateur au Cabinet d'art graphique du Centre Pompidou (de 2003 à 2024, ndlr). Storsve était une personne extraordinaire qui adorait tous ces travaux tardifs. Ce qu’il a apporté lors de ses visites à la 21st Street, à l’atelier new-yorkais de Louise, a été d’une grande aide, tout comme Nick Serota, historien de l'art et conservateur anglais, directeur de la Tate de 1988 à 2017, qui a soutenu ce que nous étions en train de réaliser.
En réalité, les Sets n’étaient qu’un sous-produit. Il y avait tellement plus d’énergie créatrice et de création physique, c’est cela qui était véritablement important. Les planches n’étaient qu’un moyen d’exploration. Turning Inwards - ce groupe, cette série, peu importe le nom qu’on lui donne - n’a pas été conçu pour devenir la série Turning Inwards… Ça nous est simplement arrivé et, à un moment donné, je me suis retrouvé à stocker des éditions. Il y a très peu d’épreuves du graveur, très peu de modifications, pas de bon à tirer […], seulement les premières épreuves. C’était le cas pour chacune des planches, toujours réalisées sur du papier brouillon. L’objectif était simplement d’expérimenter, afin d’obtenir un premier retour sur les formes et les traces accidentelles, car celles-ci faisaient également partie intégrante du processus.
Les traces accidentelles faisaient-elles aussi partie du projet ?
Benjamin Shiff — Oui, elles étaient très importantes. C’était un aspect essentiel de l'approche. Si j’avais eu des reproductions de meilleure qualité des planches ici, j’aurais pu te montrer toutes les nuances qu’apportent ces traces accidentelles au niveau de la composition. C’était une manière de créer du bruit, des sons sur la planche, quelque chose qui n’était pas du tout présent lorsque nous avons commencé, mais qui est rapidement devenu une partie intégrante du processus.
Est-ce que cette diversité au niveau des traces sur les planches a été déterminante aussi dans la constitution de chaque Set ? Par exemple, dans le Set du Centre Pompidou, si l’on examine Knots, est-ce que c’est pour cette raison qu’il y a deux états de la même planche ?
Benjamin Shiff — Oui, c’est tout à fait intentionnel. Dans un même Set, l’idée était de donner aux gens deux versions, deux papiers différents, deux approches différentes. C’est une manière de présenter aux spectateurs, mais aussi de fournir deux états prêts pour être accrochés. Cela s’est avéré très utile lorsque j’ai organisé l’exposition à Somerset en 2016. Je pense que c’est bénéfique pour les spectateurs, surtout lors de la préparation d’une exposition, d’avoir des textures différentes et la possibilité de passer d’une approche à une autre. Et je crois que, dans le cas de Knots, il s’agit de papier Arch. »
Qu’est-ce que le papier Arch ?
Benjamin Shiff — Archemarie est un papier français. Le papier modifie ce que tu es en train de délivrer, il influence la communication, la réception et les variations. Chain of events, Incognito et The Prey of an Anxiety ont tous étés exposés à Somerset où une vitrine présentait des travaux brodés et une sculpture. C’est certes cellulaire mais, en même temps, c’est de la couture. Après tout, que fait la nature ? Elle est mouvante, prise dans un mouvement perpétuel.
Absolument. C’est pour ça que j’évoquais la possibilité de voir des sous-ensembles dans chaque Set. Les planches À Baudelaire et Les Fleurs par exemple…
Benjamin Shiff — LesFleurs sont terriblement importantes et, ici encore, Are you in orbit ? #1 et Are you in orbit ? #2 sont inversées. Tu as d’un côté une idée d’espace positif à l’intérieur et de négatif à l’extérieur, et ensuite c’est inversé. Ça se comprend au niveau des tons de la surface de la planche. C’est une manière de jouer constamment. À Somerset, par exemple, j'avais une version bleue de Look Up! , rehaussée de peinture. Les tirages, mesurant entre onze et douze pieds de haut, étaient majestueux et presque aussi imposants que des cascades. « Look Up! » [« lève les yeux »], s’accrocher aux mythes et aux fables, c’est fascinant ; il y a un mystère là-haut, et particulièrement en lien avec la période de vie que traversait Louise, il y avait quelque chose de joyeux là-dedans. C’était un jeu constant. C’est ce que nous faisions : non pas simplement les peindre, mais utiliser les gravures comme point de départ pour d’autres créations.
Certains titres sont plus explicites que d’autres ; Are You in Orbit ? par exemple, à quoi fait-il référence ?
Benjamin Shiff — « Are you in Orbit ?, c’est un peu comme pour dire : « t’es fou ? ». Il y avait une vraie intensité, une certaine folie… Certains concepts étaient peut-être un peu plus complexes. Il y en avait un autre - The Twist - très sexuel, très beau… avec un soupçon de Hans Bellmer […]. Les mots avaient pour nous une importance capitale, ils faisaient pleinement partie du processus. Turning Inwards n’est finalement qu’un fragment parmi une multitude d’autres projets.
Je ne savais pas que ces planches servaient pour créer de nouvelles séries ; y aurait-il d’autres échos avec des travaux tardifs de Louise Bourgeois, étrangers à Turning Inwards ?
Benjamin Shiff — The Stretch par exemple a été expressément réalisé pour Extreme Tension (2007). C’est quelque chose sur lequel on était en train de travailler, et cette image en particulier dégage une douleur intense, sans doute une torture. Très peu d’éléments sont restés inchangés, ils se sont ensuite développés dans toutes les directions, car ce qui fonctionne ici peut aussi trouver sa place ailleurs… J’ai toujours trouvé fascinant d’observer comment les artistes construisent leur œuvre : certains explorent une multitude de voies, tandis que d’autres restent ancrés dans une seule. Pour moi, ce travail s’apparentait à la création d’un alphabet, presque hiéroglyphique. On façonne des éléments distincts, que l’on peut ensuite réutiliser à l’infini, à l’image de James Joyce, de Stéphane Mallarmé ou tout autre écrivain, jouant avec les mêmes vingt-sept lettres pour composer un langage unique.
Ce travail s’apparentait à la création d’un alphabet, presque hiéroglyphique. On façonne des éléments distincts, que l’on peut ensuite réutiliser à l’infini, à l’image de James Joyce, de Stéphane Mallarmé ou tout autre écrivain, jouant avec les mêmes vingt-sept lettres pour composer un langage unique.
Benjamin Shiff
Je ne l’ai jamais verbalisé à Louise, mais notre travail reposait largement sur le storytelling. Raconter une histoire nécessite plusieurs éléments, pas seulement une image. Ce n’était pas simplement : « créons une image, une édition de vingt-cinq exemplaires, accompagnée de cinq épreuves d’imprimeur et puis un bon à tirer ». C’est pour ça qu’il n’y a pas de bon à tirer ici. Le bon à tirer implique autre chose. J’ai déjà travaillé avec des bons à tirer et leur principe est clair : l’artiste valide une impression et dit : « suis ce modèle, imprime-m’en cent ou trois cents exemplaires », peu importe le nombre. C’est une approche différente, qui a tout à fait sa place, mais ce n’était pas notre démarche. Louise était trop « Are you in Orbit ? », et nous l’étions tous, en quelque sorte. ◼
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