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L'histoire secrète de la soirée au Centre Pompidou qui a vu naître Daft Punk

INÉDIT ► C'était la nuit du 10 novembre 1992, au dernier niveau du Centre Pompidou transformé en immense dance-floor. La soirée house Armistice rassemblait tout ce que Paris comptait de clubbeurs noctambules. Parmi eux, les jeunes Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo, 18 ans à peine. Une « nuit de rave » qui allait tout changer pour ceux qui n'étaient pas encore les Daft Punk. Retour exclusif sur un épisode de légende avec les principaux intéressés.

± 11 min

« Nous n'avons pas 18 ans, nous pénétrons enfin dans une rave […]. La soirée s'appelle Armistice, l'emplacement, magique ; sur le toit de Beaubourg avec vue sur tout Paris […]. Nous découvrons enfin, sur un sound system qui s'y prête, cette musique du dancefloor, la house de Chicago et la techno de Detroit, qui allait changer le cours de notre existence. » Le 10 novembre 1992, Guy-Manuel de Homem-Christo et Thomas Bangalter ne s’appellent pas encore Daft Punk. Mais, pour la première fois de leur vie, ils vont découvrir la déflagration de la house. C’est au dernier niveau du Centre Pompidou, lors d’une soirée appelée Armistice, (clin d’œil au jour férié du lendemain) que les deux amis prennent une claque, ainsi racontée par Bangalter dans la préface du roman graphique Le Chant de la machine, signé David Blot et Mathias Cousin (réédition de 2011). 

Au début des années 1990, les soirées techno ne rassemblent que quelques centaines d’initiés, avides de ces nouveaux sons électroniques venus des grandes cités industrielles américaines. Les premières raves ont lieu les week-ends, en banlieue, dans des entrepôts désaffectés ou des champignonnières. Pas d’Internet ni de réseaux sociaux pour se tenir au courant des derniers événements. Tout se fait via les coups de fil entre potes (comme on le voit dans le film Eden de Mia Hansen-Løve, avec Vincent Lacoste dans le rôle de Thomas Bangalter), les annonces dans les fanzines, et les flyers trouvés chez les disquaires. Rough Trade vient à peine d’ouvrir rue de Charonne, dans le 11e arrondissement. Le légendaire magasin de disques aimante déjà les apprentis DJs, qui viennent se fournir en disques et en imports en tous genres.

 

Pas d’Internet ni de réseaux sociaux pour se tenir au courant des derniers événements. Tout se fait via les coups de fil entre potes, les annonces dans les fanzines, et les flyers trouvés chez les disquaires.

 

Serge Nicolas, graphiste et fondateur du magazine musical Magic, a largement participé à cette scène émergente. Il a alors 22 ans, est étudiant en école d’art, et il court les soirées avec ses amis Thomas et Guy-Man, rencontrés au concert parisien de Primal Scream en 1992. Serge Nicolas : « À l’époque c’était vraiment du bouche à oreille. Il y avait les infolines, ces numéros qu’on pouvait appeler pour avoir les détails des futures soirées, et aussi les annonces sur Radio FG. » En ce début 1990, les Daft Punk ne sont pas encore les Daft Punk. Pourtant, ils font déjà de la musique. Thomas Bangalter, lui, est né dedans : son père, Daniel Vangarde est producteur de disco, notamment des Gibson Brothers ou Ottawan. Les deux geeks, qui se sont rencontrés en 1986 sur les bancs du lycée Carnot dans le 17e arrondissement de Paris, montent assez tôt un premier groupe, avec Laurent Brancowitz (qui formera plus tard Phoenix). Baptisé Darlin’, du nom d’une chanson des Beach Boys, le trio fait dans la pop à guitares. Loin, bien loin de ce son électronique qui leur apportera la gloire mondiale. Thomas Bangalter se souvient dans Les Inrocks : « Notre groupe n’allait nulle part. On avait donné quelques concerts et on faisait de la musique de manière un peu anecdotique, comme quand on a 16 ou 17 ans et qu’on veut créer un groupe. » Début 1993, c’est avec la chronique piquante de l’un de leurs premiers titres, dans un hebdomadaire musical britannique, Melody Maker, qu'ils trouveront leur nouvel avatar : « Daft Punk », littéralement « punk idiot ».

 

Ce soir de novembre 1992, au dernier niveau du Centre Pompidou avec vue sur tout Paris, l’atmosphère est surchauffée. L’espace investi par les clubbers est celui du réfectoire des agents.


Ce soir de novembre 1992, au dernier niveau du Centre Pompidou avec vue sur tout Paris, l’atmosphère est surchauffée et le décor, minimal. Nous sommes un mardi, jour de fermeture habituelle au public. L’espace investi par les clubbers est celui du réfectoire des agents – qui cèdera la place au « Georges », au début des années 2000. Richard Penny, aujourd’hui paisible entrepreneur en rénovation à Londres, est l’homme par lequel le miracle est arrivé. À l’époque, il a 27 ans, habite à Barbès avec quelques amis, et a déjà monté des soirées à l’Institut du monde arabe ou au Palace, époque David et Cathy Guetta.

C’est à l’été 1992, après une fête au Centre Pompidou où il rencontre DJ Sextoy (figure de la scène électro parisienne des années 1990, décédée en 2002, ndlr) et Malcolm MacLaren, que ce fan d’acid house décide de se lancer. Ce sera les fameuses « soirées Beaubourg », qui émailleront la fin 1992 jusqu’à l’été 1993 – une parenthèse enchantée dont se souviennent avec nostalgie les clubbers désormais quinquas. Richard Penny raconte : « L’organisation s’est faite très naturellement, je me suis adressé au directeur de la cafétéria pour la location du lieu, et cela ne m’a coûté que 16 000 francs. Heureusement car je n’étais qu’un petit indépendant à l’époque ! » Les services de sécurité sont prévenus. Richard imprime lui-même les flyers de la soirée : « 100 francs l’entrée et bière à volonté avant minuit. » La jauge affiche cinq cents personnes maximum, mais, précise Richard : « 1 500 personnes faisaient la queue dehors ! »

 

Ce sera les fameuses « soirées Beaubourg », qui émailleront la fin 1992 jusqu’à l’été 1993— une parenthèse enchantée dont se souviennent avec nostalgie les clubbers désormais quinquas.

 

À l’intérieur, les tables ont été poussées dans un coin. Sur le dancefloor improvisé, les clubbers s’épuisent sur les infrabasses lancées par les DJs de la soirée. Le jeune Brooke Taylor, désormais designer de mode installé au Danemark, se souvient : « Cette soirée était dingue à cause de l’endroit évidemment, mais aussi grâce aux stars derrière les platines. Il y avait Darren Emerson (qui formera le groupe Underworld, ndlr) ou encore Andrew Weatherall ! » Producteur de Screamadelica, un album fondateur de Primal Scream sorti en 1991 opérant la fusion entre rock et acid-house, Weatherall est une figure mythique. Décédé en 2020, il est souvent cité par Thomas Bangalter comme influence majeure. Tout ce beau monde est réuni grâce à Eren Abdullah, alias DJ Eren, qui est un peu le « directeur artistique de ces soirées », selon Richard Penny. Dans Daft Punk Unchained, documentaire de référence produit par la BBC (2015), Eren évoque lui aussi cette fameuse soirée Armistice comme un point de bascule dans la carrière des futurs Daft.

Fort du succès d'Armistice, Richard Penny organisera en février 1993 la soirée Asprin, toujours au Centre Pompidou, et à laquelle iront ensemble Serge, Thomas et Guy-Man. Pour Serge Nicolas, si ces « soirées Beaubourg » ont été si importantes pour le duo, c’est parce que « l’atmosphère y était hyper relax, et l’ambiance chaleureuse, loin de certaines raves un peu glauques. On avait l’impression de vivre quelque chose de neuf, c’était un petit moment de grâce dans l’espace-temps. Et puis dans cette musique, l’attitude était différente de celle de la scène rock, loin des clichés des rockstars. C’était vraiment la musique qui était mise en avant, avant même les personnes. Et cela a profondément marqué Thomas et Guy-Man ».

 

On avait l’impression de vivre quelque chose de neuf, c’était un petit moment de grâce dans l’espace-temps. Et puis dans cette musique, l’attitude était différente de celle de la scène rock, loin des clichés des rockstars. C’était vraiment la musique qui était mise en avant, avant même les personnes.

Serge Nicolas, ami du duo Daft Punk


Ce 11 novembre 1992, la fête se termine aux aurores. À cinq heures du matin, le manager du restaurant exhorte Richard à couper la musique. Brooke, lui, est extatique – peut-être à cause des acids mélangés aux punchs servis durant la soirée. Une chose est sûre, après cette communion sur le dancefloor, plus rien ne sera jamais comme avant. Pour ses 18 ans, en janvier 1993, Thomas Bangalter s’achète ses premières machines : un synthétiseur Juno-106 et un petit sampler Akai S01, avec une simple sortie mono. Dans Les Inrocks, il se souvient : « Mon père m’avait par ailleurs donné un Minimoog et on avait récupéré un séquenceur, une console de mixage et un petit compresseur. J’avais branché le tout sur un ghetto-blaster que je possédais depuis mes onze ans. Tout était installé dans ma chambre, sur une table à tréteaux, et j’avais déménagé mon lit dans la chambre d’amis. »

 

Le 20 janvier 1997, vingt ans après l'ouverture du Centre Pompidou, sortait Homework, le premier album de Daft Punk. Il se vendra à des millions d’exemplaires dans le monde. ◼