La sexualité dans l'art du vingtième siècle, une histoire de représentations
Une section « sexualité(s) » a ouvert au Musée national d’art moderne avec le lancement d’un projet de recherche dont le titre détourne celui du fameux projet fictionnel de Marcel Broodthaers afin d’en déplacer les interrogations fondamentales concernant la définition et le rôle du musée dans la sphère de la sexualité — en tant que catégorique générique — et des sexualités — en tant que pratiques à la taxinomie étendue, mais toujours réductrice et souvent aliénante. Ce projet propose une section — une coupe — dans l’histoire de l’art, telle qu’elle se déploie à travers la collection et l’histoire du Musée, à l’aune de la et des sexualités. Une telle « sexion » est loin d’être arbitraire : dans la seconde moitié du 19e siècle, l’art moderne prend son essor alors que prolifèrent les discours sur la sexualité et qu’une « chasse aux sexualités périphériques », comme l’écrit Michel Foucault dans La Volonté de savoir (1976), engendre une « spécification nouvelle des individus », faisant de l’homosexualité une « espèce » et du couple hétérosexuel une norme tacite.
Au cours du 20e siècle, l’art aura accompagné avec une vigueur inédite la multiplication des discours sur la sexualité : se les appropriant, il aura réciproquement contribué à les transformer. Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, les œuvres de nombreux artistes documentent l’affirmation d’une subculture homosexuelle, notamment à Paris, où des salons lesbiens, comme celui de Natalie Clifford Barney, portraiturée par sa compagne Romaine Brooks, apparaissent comme des lieux de fermentation d’une pensée alternative proto-militante. Alors que Jean Cocteau croque les lieux de rencontre et de plaisir de la communauté homosexuelle, Man Ray photographie le fameux trapéziste transformiste Barbette et Brassaï la « grosse Claude » en bonne compagnie au cabaret le Monocle. Donnant une visibilité à des personnes ne dissimulant pas leur prétendue « déviance », ces œuvres renvoient contre eux-mêmes les discours de pouvoir.
Plus encore qu’un sujet à documenter, la sexualité devient aussi la force motrice, voire la ressource principale des mouvements artistiques ayant placé l’inconscient au cœur de leur pratique, à commencer bien sûr par le surréalisme. Marquées par la place secondaire accordée aux femmes dans le débat et par une forte homophobie, les « Recherches sur la sexualité » publiées en mars 1928 dans la revue La Révolution surréaliste attestent néanmoins la prégnance des descriptions cliniques dans l’imaginaire surréaliste. Elles font se succéder à la façon d’un catalogue différentes combinaisons et pratiques, entre masturbation, triolisme ou sodomie.
La sexualité devient aussi la force motrice, voire la ressource principale des mouvements artistiques ayant placé l’inconscient au cœur de leur pratique.
La sexualité traverse la constellation surréaliste et constitue dès lors une topique pour de larges pans de l’art moderne et contemporain, dont elle accompagne l’extension à de nouveaux champs disciplinaires. Elle ne se manifeste plus simplement à travers la représentation : elle se fait la matière, voire le médium, de l’acte créateur. L’art corporel en témoigne avec intensité, induisant avec Michel Journiac ou Urs Luthi un « trouble dans le genre » analogue à celui opéré par Claude Cahun et Marcelle Moore quelques décennies auparavant. L’œuvre de ces artistes rappelle que, par sa puissance de dissensus et la labilité fondamentale de ses catégories, l’art constitue un lieu de reconfiguration permanente des identités constituées. Cette capacité propre à l’art transparaît tout particulièrement dans des pratiques qui, à partir des années 1990, revendiquent leur position queer et mettent en question la taxinomie des sexualités à l’aune de différents déterminants de l’identité — le genre, l’assignation raciale ou la classe sociale.
L’art constitue un lieu de reconfiguration permanente des identités constituées.
Avec l’émergence du militantisme homosexuel dans les années 1920, puis la révolution sexuelle au début des années 1960, de nombreux artistes font de leurs œuvres un vecteur d’affirmation de leurs propres « sexualités périphériques », à l’instar de Jean Genet, qui fait scandale avec la trilogie inaugurée par Notre-Dame-des-Fleurs en 1943, ou d’Andy Warhol dont les nus masculins sont refusés par ses marchands et qui, à la Factory, attire les marges — homosexuelles, travesties ou transgenres à l’instar de Candy Darling — pour les déplacer au centre. L’esthétique camp qui se déploie à la Factory amplifie jusqu’à l’absurde, dans une forme d’outrance auto-ironique, les clichés sur l’homosexualité.
Les mouvements nés aux États-Unis dans le sillage des émeutes de Stonewall, en 1969, ou dans les années suivant mai 1968 en France, avec la formation du Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar) par un groupe de féministes lesbiennes, suscitent une forte créativité collective. Celle-la s’incarne dans la production d’imprimés — journaux, revues et affiches — ou la mise en œuvre d’actions spectaculaires. Dans les années 1980, l’expérience tirée du militantisme permet à des collectifs anti-sida de réactualiser et de développer ces pratiques pour porter à l’attention du public l’inaction des gouvernements et l’invisibilisation des malades.
Dans les années 1980, l’expérience tirée du militantisme permet à des collectifs anti-sida de réactualiser et de développer ces pratiques pour porter à l’attention du public l’inaction des gouvernements et l’invisibilisation des malades.
Aux États-Unis, comme le rappelle Douglas Crimp, de nombreux artistes, telle Zoe Leonard, délaissent leur pratique individuelle pour s’engager dans cette entreprise de redéfinition militante des modes de production et de circulation des œuvres d’art. Cette période de lutte est aussi celle d’une profonde évolution du mode d’écriture de l’histoire de l’art, comme le montre justement la trajectoire critique de Crimp, elle-même profondément marquée par son activisme dans la crise du sida, avec l’adoption de plus en plus marquée des enseignements des queer et des gender studies. C’est cette histoire, ainsi que la manière dont on l’écrit, que souhaite revisiter le projet « Musée d’art moderne. Section sexualité(s) » par le prisme de sa collection et les multiples archives conservées par le Centre Pompidou. ◼
Les séances du séminaire Musée national d’art moderne, section sexualité(s) ont lieu dans la salle de lecture de la bibliothèque Kandinsky (Centre Pompidou, niveau 3) un mercredi par mois de 17h30 à 20h30. Les séances pour l’année universitaire 2021-2022 ont lieu les mercredis 9 et 30 mars, 11 mai 2022.
Pour y participer, il vous faut adresser une demande reflétant votre intérêt à thomas.bertail@centrepompidou.fr.
Projet de recherche conduit avec le soutien de l’EUR ArTeC
Sous la responsabilité de :
Nicolas Liucci-Goutnikov (conservateur et chef de service de la bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou) et Éric Fassin (sociologue, études de genre, université Paris 8, laboratoire d'études de genre et de sexualité)
Coordination :
Thomas Bertail (historien de l’art, coordinateur des activités de recherche, bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou)
Comité de pilotage :
Isabelle Alfonsi (essayiste, galeriste), Philippe Bettinelli (conservateur du patrimoine, Musée national d'art moderne, Centre Pompidou), Thibault Boulvain (historien de l’art, Sciences Po), Renaud Chantraine (anthropologue, École des hautes études en sciences sociales), Nathalie Ernoult (attachée de conservation, Musée national d'art moderne, Centre Pompidou), Charlotte Foucher Zarmanian (historienne de l’art, laboratoire d'études de genre et de sexualité, Centre national de la recherche scientifique), Valentin Gleyze (historien de l’art, université Rennes 2), Marcella Lista (conservatrice en cheffe, Musée national d'art moderne, Centre Pompidou), Mathieu Potte-Bonneville (directeur du département culture et création, Centre Pompidou), Jonathan Pouthier (attaché de conservation, Musée national d'art moderne, Centre Pompidou), Aurélie Verdier (conservatrice, Musée national d'art moderne, Centre Pompidou), Elvan Zabunyan (historienne de l’art, université Rennes 2)
Ingénieur de recherche :
Valentin Gleyze (historien de l’art, doctorant en histoire de l’art, université Rennes 2)