Jean Widmer, la modernité en action
Vous faites partie de l’école suisse du graphisme qui a beaucoup marqué la France de l’après-guerre…
Jean Widmer — À l’époque, la Suisse était déjà très imprégnée des recherches formelles du Bauhaus, contrairement à la France, qui par ailleurs se relevait de la guerre. Avec Adrian Frutiger (père de nombreuses typographies comme la Univers ou la Frutiger, ndlr), nous étions dans la même école d’arts appliqués, la Kunstgeverbeschule de Zurich. Il y avait aussi Peter Knapp, qui deviendra plus tard le légendaire directeur artistique du magazine Elle. Notre professeur, Johannes Itten, avait enseigné au Bauhaus avant de se retrouver chassé par Hitler en 1938. Au départ, je ne me destinais pas forcément au graphisme. Je viens d’un milieu rural, j’ai grandi dans le canton de Thurgovie près du Lac de Constance, dans les contreforts des Alpes. Mon grand-père travaillait à la ferme et mon père à l’usine. Mais j’avais un bon coup de crayon, remarqué par mon professeur de lycée. Mon père ne savait pas quoi faire de moi, et mon penchant artiste l’inquiétait.
Votre premier voyage à Paris vous a profondément marqué…
JW — La première fois que je suis arrivé à Paris en 1953, après avoir eu mon diplôme de graphiste, j’ai eu un choc. J’ai tout de suite adoré cette ville, j’ai respiré l’air artistique, je me suis dit « c’est là qu’il faut être ». J’ai alors pris la décision de revenir le plus vite possible. En France, contrairement à la Suisse, tout ce qui était quotidien était moche et pas moderne. Il y avait du boulot ! En 1953, j’ai trouvé un stage chez Tolmer, une maison de cartonnage sur l’île Saint-Louis. Je dessinais les décors au sein du studio graphique, des packagings pour des marques comme Elizabeth Arden.
Vous avez ensuite travaillé dans la mode…
JW — En 1959, mon camarade de promotion Peter Knapp part travailler au magazine Elle, et me propose de prendre sa suite au poste de directeur artistique des Galeries Lafayette. C’était déjà une référence très importante. J’ai conçu pour eux le logo de l’époque. Et puis, en 1961, je suis allé travailler comme directeur artistique pour le magazine Jardin des modes. J’y ai fait bosser des signatures comme le photographe Helmut Newton.
Comment en êtes-vous arrivé à travailler pour le Centre Pompidou ?
JW — C’est par Jardin des modes que j’ai rencontré François Barré, alors directeur du Centre de Création Industrielle (qui deviendra un des départements du Centre Pompidou en 1973, ndlr). Il m’a confié la réalisation de vingt affiches pour une série d’expositions. Barré a introduit la notion de design en France. À l’époque, on en était encore aux « arts décoratifs » en France, avec ses salons. C’était la mode. Le décoratif avait une raison d’être, mais cette élégance était quand même un peu dépassée. Le designer industriel Raymond Loewy venait de publier son livre La Laideur se vend mal, et il y avait une vague à saisir. Barré a compris qu’il fallait prendre ce courant.
Quel souvenir gardez-vous de votre collaboration avec le Centre Pompidou ?
JW — Ça a été évidemment un moment pivot dans ma carrière. Après, j’ai beaucoup travaillé avec Jack Lang, le ministre de la Culture de François Mitterrand. J’ai notamment dessiné les logos du musée d’Orsay ou de l’Institut du monde arabe. Le Centre Pompidou reste très important pour moi, et pour mes 90 ans au printemps dernier, ils ont fait une fête sur la terrasse du bâtiment, j’étais très honoré. ◼
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Photo © S. Pierron