« Gardien Party » : une nuit au musée avec Valérie Mréjen
Entre Valérie Mréjen et le Centre Pompidou, c’est une histoire d’amour qui dure. Après l’avoir arpenté dans les années 1990 pour façonner son éducation artistique de jeune étudiante en art, elle est vite passée de « l’autre côté » : de ses œuvres vidéo entrées en collection à sa participation à de nombreux festivals et événements (Hors Pistes, Le Nouveau Festival, Les Sessions…) en passant par sa présence dans des expositions qui ont fait date, telle que « elles@centrepompidou » (2009), l’écrivaine, plasticienne et vidéaste est ici chez elle. « Le Centre Pompidou, c’est un peu notre maison » ajoute l’artiste – maison qu’elle partage avec les protagonistes de son nouveau spectacle, Gardien Party. Conçu à quatre mains avec le metteur en scène Mohamed El Khatib et présenté au cœur du Musée national d’art moderne jusqu’au 26 septembre, Gardien Party offre, sur scène, l’occasion pour six gardiens et gardiennes de musées de prendre tour à tour la parole pour raconter au public leur parcours, leurs anecdotes, leur rapport personnel aux œuvres, aux visiteurs et au temps. Certains viennent du MoMA, d’autres du musée de l’Hermitage, du Louvre ou encore du musée Noguchi de New York. Avec humour mais non sans gravité, ils tissent au fil de leurs récits le portrait intime du musée d’aujourd’hui. Retour sur la genèse de ce spectacle avec Valérie Mréjen, dont le travail, qui oscille entre texte et image, puise toujours dans la forme documentaire.
Entre Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen, une collaboration évidente
« Mohamed El Khatib et moi nous connaissons depuis plusieurs années. J'ai découvert son travail au travers de ses spectacles, avec Finir en beauté, et lui avait vu mon exposition au Jeu de Paume en 2008. Nous nous sommes rencontrés au Centre dramatique national à Orléans, lorsqu'Arthur Nauzyciel en était le directeur… De fil en aiguille, nous avons eu l’envie de monter un projet ensemble. Tout ça s’est fait de manière informelle, naturelle. Gardien Party est né à la suite d’une série de déjeuners : chacun invitait l’autre une fois par mois au restaurant, on discutait, on échangeait, pour trouver une idée… Un jour, nous avons parlé des gardiens de musée. Mohamed y pensait, je crois, depuis un petit moment, dans le prolongement de sa pièce Moi, Corinne Dadat (qui associait une femme de ménage à une danseuse de ballet pour évoquer la mécanisation des corps, ndlr). Je vais souvent dans les musées, voir des expositions, et j’ai moi-même été gardienne au château de Versailles lorsque j’étais étudiante. Tous les deux, nous partageons une certaine sensibilité pour ces professions qui constituent, comme il le dit, “un angle mort” – celui du musée en l’occurrence. Nous nous sommes donc lancés dans une enquête autour de ce métier, au gré de nos déplacements et de nos rencontres : pendant la tournée de ses spectacles, Mohamed a rencontré des gardiens et gardiennes en Suède, à New York, à Vienne, tandis que, de mon côté, j’en rencontrais par le bouche-à-oreille en Suisse et en France. À nous deux, nous avons rassemblé une centaine de témoignages. Puis, à cause de la pandémie, le spectacle a été décalé d’un an. »
Le « filtre fictionnel » de l’écriture
« Après la phase d’enquête, nous avons mis à plat tous les témoignages. Nous avons donc composé le texte comme un montage de fragments, à partir de cette parole documentaire recueillie et retranscrite, certaines fois à l’état brut, d'autres fois en lui adjoignant un “filtre d’écriture” : d’abord pour synthétiser, ensuite pour étoffer et créer des “personnages”, avec une cohérence, une épaisseur… Dans le spectacle par exemple, il y a cette scène où Robert Smith, qui est gardien au MoMA de New York, raconte deux souvenirs de collègues venant lui déverser leurs problèmes. C’est un choix volontaire : nous voulions dessiner, souligner les contours de certaines personnalités. À un autre moment, Carolina Hindsjö, gardienne au musée d'Art moderne de Stockholm, parle des Russes. Elle dit que “lorsqu’ils achètent un ticket, ils ont l’impression d’avoir acheté le musée entier”. Quand elle ajoute ensuite “L’arrogance est indexée sur le PIB du pays”, elle ne l'avait pas, elle, formulé de cette façon, mais c'est ce que nous avons déduit et synthétisé d'après toutes ces expériences convergentes rapportées par de nombreux gardiens. Quand nous demandions aux agents rencontrés qui étaient finalement les visiteurs les plus sans-gêne, une évidence s’est imposée, quel que soit l’endroit du monde où l’on se trouvait : ceux qui ont l’attitude la plus effrontée viennent souvent des pays les plus riches… »
Avec Mohamed El Khatib, nous avons composé le texte de Gardien Party comme un montage de fragments, à partir de cette parole documentaire recueillie et retranscrite, certaines fois à l’état brut, d'autres fois en lui adjoignant un “filtre d’écriture”.
Valérie Mréjen
« En élaborant une sorte d’histoire générique, nous voulions donner à voir non pas la vérité absolue de chaque lieu, de chaque institution, mais une idée d’ensemble. Gardien Party part de l’expérience, mais la mise en scène induit un retravail, un certain “apport fictionnel”. C’est une façon de travailler finalement très proche de ce que je peux faire dans mes projets d’écriture… Je m’inspire de gens, de paroles rapportées, de souvenirs, que j’agence comme un montage de film, en coupant, en créant des liens qui amènent un sens un peu différent. Selon l’endroit où les éléments sont placés, on ne les entend, on ne les reçoit pas de la même manière. »
La forme documentaire, au cœur du travail de Valérie Mréjen
« La démarche documentaire irrigue mon travail depuis longtemps. Pour ma série de courts métrages Portraits filmés (2001), j’avais demandé à des proches de raconter un souvenir face caméra. Le dispositif était déjà là : une parole délivrée de manière frontale, un peu retravaillée, pas tout à fait captée à l’état brut, puisque répétée plusieurs fois. Plus récemment, j’ai réalisé un court métrage avec des adolescents en Bretagne intitulé Quatrième, selon un dispositif similaire mais en laissant un champ beaucoup plus grand à l’imprévu puisque je ne savais pas ce qu’ils allaient répondre et le découvrais en même temps qu’eux. Mohamed El Khatib cultive ce même intérêt pour le témoignage. Nous envisageons la démarche artistique comme “prétexte” à discuter avec des gens que nous ne rencontrerions pas autrement, mus par une curiosité, un intérêt pour des mondes qui nous sont à la fois lointains et proches – “à des années-lumière, mais physiquement très proches” comme le dit Robert Smith dans le spectacle. Cela nous permet de le faire avec sérieux, et une forme de légitimité : inviter les gens à boire un café pour discuter de leur quotidien dans le cadre d’un projet artistique n’est pas du tout pareil que d’aller les questionner mains dans les poches, sans prétexte. Il faut donc inventer un cadre pour interviewer ces personnes dont la parole nous intrigue, nous intéresse. »
Nous partageons, Mohamed El Khatib et moi, cet intérêt pour le témoignage. Nous envisageons la démarche artistique comme un prétexte pour discuter avec des gens que nous ne rencontrerions pas autrement.
Valérie Mréjen
Gardien Party, un spectacle multilingue
« Le multilinguisme, nous l’avons voulu dès le début. D’abord parce que cette question de la langue est omniprésente dans le quotidien des agents, qui passent leur temps à dire “Ne touchez pas” ou à renseigner les visiteurs dans des langues qu'ils ne comprennent ou ne parlent pas nécessairement. Aussi parce qu’il nous semblait intéressant de parler des musées dans leur diversité, d’ouvrir le regard vers d’autres expériences, d’autres cultures, justement pour établir des liens entre elles. Durant le spectacle, il y a une sorte d’arrêt sur image où les six agents se tendent la main, comme pour créer une chaîne imitant la Création d’Adam de la chapelle Sixtine. Cette image-là permet de montrer qu'ils sont solidaires dans les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, les anecdotes et les moqueries qu’ils peuvent partager, même s’ils viennent de différents endroits du monde. Gardien Party, c’est aussi ça : une sorte d’esprit de camaraderie international. » ◼