Focus sur... le « Modulor main levée » de Le Corbusier
Il fait ma taille : 1 mètre 83. On s’est rencontrés au Centre Pompidou. Il vient d’intégrer la collection. Le Modulor, c’est son nom, prend la forme d’une silhouette découpée, bras levé. Son geste paraît amical. Il vous hèle. Approchez-vous, n’ayez pas peur. C’est un signe de paix et de bienvenue tout entier incarné par cette figure stylisée, avenante, dynamique. Ses abdos et ses pecs donnent du relief au panneau. Il y a des chiffres peints en noir sur les côtés qui font penser à une toise. Les trois couleurs primaires figurent des zones, des séquences géométriques, une échelle ?
Avant de venir compléter une collection déjà riche d’une soixantaine de pièces du Corbusier, Modulor main levée était présent en 2015 lors de l’exposition « Mesures de l’homme » au Centre Pompidou. C’en était l’une des œuvres centrales. On comprenait au fil des salles, comment l’architecte moderniste avait cherché à définir une norme universelle de construction et d’aménagement intérieur en s’appuyant sur la proportion humaine plutôt que sur le système métrique. Il s’agissait pour lui d’intégrer nos besoins (occuper l’espace, s’asseoir, s’accouder sur une rambarde…) et nos perceptions (de la hauteur, du volume…) à toutes les échelles de ses habitations. L’invention du Modulor (mot-valise pour « module », unité de base, et « nombre d’or ») est née de ce questionnement sur la meilleure façon pour l’homme d’occuper l’espace, d’habiter un lieu.
L’invention du Modulor (mot-valise pour « module », unité de base, et « nombre d’or ») est née de ce questionnement sur la meilleure façon pour l’homme d’occuper l’espace, d’habiter un lieu.
Et si l’homme servait d’étalon ? Vous vous souvenez de l’Homme de Vitruve, par Leonard de Vinci, du nom de ce théoricien qui, durant l’Antiquité romaine, imposa l’idée selon laquelle les proportions du corps humain répondent à une géométrie qui elle-même trouve un écho dans l’architecture classique. Idem Le Corbusier, en théoricien de la modernité, cherche à donner à ses projets d’habitation une dimension mathématique adaptée à l’humain. Il prend pour point de départ la taille standard du corps d’un homme de bonne constitution – ce pourrait être un policier haut de six pieds, raconte-t-il – et pointe trois intervalles correspondant plus ou moins aux proportions du nombre d’or.
Il se trouve que je mesure 1 mètre 83, je représente donc un standard qui coïncide, si l’on en croit notre architecte, à la divine proportion : il suffit de diviser ma taille par la hauteur de mon nombril (1,13 m), et l’on obtient le nombre d’or (1,619). Je lève la main droite et cela détermine la hauteur d’une unité d’habitation. C’est facile, n’est-ce pas ? Ensuite, il y a la question des couleurs. La série rouge, comme on le voit sur le panneau, encadre la tête et le nombril tandis que la série bleue aboutit à la hauteur de la main. En d’autres termes, l’échelle du Modulor est déterminée par deux suites mathématiques (la rouge et la bleue) qui pourront être appliquées pour dimensionner chaque élément de l’habitation (la hauteur d’un tabouret, d’une fenêtre ou d’un plafond) à partir des proportions humaines. Le principe se décline aisément.
L’échelle du Modulor est déterminée par deux suites mathématiques (la rouge et la bleue) qui pourront être appliquées pour dimensionner chaque élément de l’habitation (la hauteur d’un tabouret, d’une fenêtre ou d’un plafond) à partir des proportions humaines.
Il existe quelques clones du Modulor. La silhouette moulée dans le béton brut est notamment visible sur la façade d’une imposante barre d’immeuble à Berlin. À Marseille également, dans la Cité radieuse. Ce que l'on peut prendre pour une décoration minimaliste, une figure en creux, tient plutôt de la signature. Sous l’aspect moderniste de l’homme athlétique, se perpétue la tradition millénaire du signe laissé par le bâtisseur. Une forme de fierté, une trace laissée dans l’Histoire. Le Corbusier marque de son empreinte des bâtiments qu’il conçoit comme une utopie sociale, une nouvelle façon d’habiter. Aujourd’hui, face au panneau, d’autres réflexions surgissent. Pourquoi un homme ? Pourquoi pas la silhouette de Charlotte Perriand avec qui il a travaillé ? Pourquoi un salut romain ? Ces questions ne sont pas anodines bien sûr. On trouve des éléments de réponse dans les quelques biographies récentes qui insistent sur les sympathies fascistes du Corbusier et la manière dont il a été recruté en 1941 par le régime collaborationniste de Pétain. On peut y songer en regardant cette figure de surhomme. On peut aussi convenir que l’esthétique moderniste, avec son souci de la vigueur et de la pureté, traverse les idéologies et les régimes – Le Corbusier s’est rapproché du parti communiste après-guerre. ◼
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René Burri, Le Corbusier dans son atelier rue de Sèvres à Paris, 1959
Épreuve gélatino-argentique, 50,5 × 60,6 cm (détail)
© René Burri / Magnum Photos
© Centre Pompidou / photo : B. Prévost / Dist. Rmn-Gp