Flamenco ! De l'influence de la culture gitano-andalouse dans l'art
Tout art a une histoire, mais qu’est-ce que l’histoire d’un art ? Dans quelle histoire – dans quel devenir, mais aussi dans quel savoir discursif – un art parvient-il à s’inscrire, à se reconnaître, à se développer ? Voici un exemple très significatif concernant l’art du « chant profond » gitano-andalou : l’exposition la plus marquante qui lui ait été consacrée dans les dernières années – exposition dédiée à ses aspects musicaux, chorégraphiques, poétiques mais aussi visuels, sociaux et politiques – a eu pour cadre l’un des plus grands musées d’art contemporain dans le monde, le Museo Reina Sofía de Madrid, en décembre 2007. Elle s’intitulait « La noche española » (« La nuit espagnole ») et entendait souligner, dans une histoire précisément datée (1865-1936), les rapports établis dans l’art flamenco entre « avant-gardes » et « culture populaire ». (…)
La Nuit espagnole, on le sait, constitue le titre – en français – d’un tableau remarquable de Francis Picabia (reproduit en couverture du numéro des Cahiers du Mnam dans lequel cet article est publié, ndlr). Cette œuvre fut exposée pour la première fois à la galerie Josep Dalmau de Barcelone en novembre 1922. Elle fait partie d’une série dominée à la fois par des thèmes espagnols et par certains motifs géométriques, des cibles notamment.
Comme si, tout à coup, une aura autre, fondamentalement anticlassique, faisait irruption dans l’art de Picabia sous l’emblème de la séduction (ou, mieux, de l’intensité) flamenca.
Georges Didi-Huberman
Elle est construite sur une ligne de symétrie qui est, en même temps, dispositif d’inversion et d’hétérogénéité : blanc versus noir, femme immobile, les bras repliés, versus homme qui danse et projette ses mouvements de bras en transgressant son espace imparti. Les « cibles » en couleur, ainsi que les menus accidents de la surface (noirs sur fond blanc ou blancs sur fond noir) autorisent peut-être à dialectiser l’analyse proposée par Arnauld Pierre dans son beau livre sur Picabia (Francis Picabia. La peinture sans aura, Paris, Gallimard, 2002) : la « peinture sans aura » dont parle l’historien de l’art eu égard aux opérations de déclassement effectuées dans ces années par Picabia sur quelques « icônes » classiques – Odalisques d’Ingres ou Vierges de Raphaël – manifeste ici quelque chose comme son propre négatif, comme si, tout à coup, une aura autre, fondamentalement anticlassique, faisait irruption dans l’art de Picabia sous l’emblème de la séduction (ou, mieux, de l’intensité) flamenca.
On constate, de fait, quelque chose comme un véritable devenir auratique de la danse flamenca à travers les avant-gardes – visuelles, mais aussi littéraires et musicales – des années 1910 aux années 1930 en Europe. On pense évidemment à Pablo Picasso, à Juan Gris ou Joan Miró, mais aussi, par exemple, aux tableaux cubistes de Natalia Gontcharova, déployés comme des éventails multicolores et issus du contact direct des Ballets russes avec la danse andalouse dès 1916.
On constate, de fait, quelque chose comme un véritable devenir auratique de la danse flamenca à travers les avant-gardes – visuelles, mais aussi littéraires et musicales – des années 1910 aux années 1930 en Europe.
Georges Didi-Huberman
On pense à la somptueuse Explosante-fixe de Man Ray, comme si la danse jouait, dans toutes ces expériences formelles, un rôle non seulement iconographique, mais encore dynamique et structural.
On commence alors de comprendre ce que déployait une telle dialectique d’idas y vueltas, d'allers et retours : l’avant-garde européenne s’est déplacée vers l’art populaire gitano-andalou et elle en est revenue tout émue, c’est-à-dire mise en mouvement, sortie d’elle-même, transformée ; les flamencos quant à eux, pour peu qu’ils aient accepté ce regard, ce dialogue, auront découvert leur propre capacité de remise en mouvement, de transformation au contact d’un tel partage sensible des expériences. ◼
Pablo Picasso, Composition photographique à la « Construction au joueur de guitare », Paris, atelier du boulevard Raspail, janvier-février 1913
Épreuve gélatino-argentique, 11,8 × 8,7 cm (détail)
Collection particulière, photo collection particulière © Succession Picasso 2021
Cet texte est un extrait de Georges Didi-Huberman, « Idas y Vueltas ou la politique du vagabondage », publié dans les Cahiers du Musée national d'art moderne, n°154, hiver 2020-2021, janvier 2021, éditions du Centre Pompidou, p. 3-49.