De Kyiv à Kharkiv, les artistes ukrainiens en résistance
L’exposition « Ukraine. Une donation contemporaine » présente des pièces d’art contemporain des années 1950-2010, qui ont rejoint la collection du Musée national d'art moderne grâce à l’initiative de l’Ukrainian Club of Contemporary Art Collectors. Cette collection comprend plus de cent-soixante œuvres de vingt-et-un artistes et groupes d’artistes qui travaillent avec des médias variés — de la photographie au dessin, en passant par les installations et l’art vidéo. La collection réunit des représentants de plusieurs générations d’art contemporain qui ont émergé après la Seconde Guerre mondiale et qui se sont exprimés dans les milieux underground. Par la suite, après la Perestroïka et l’indépendance de l’Ukraine (en 1991, ndlr), ils sont devenus un élément à part entière du processus artistique.
Cette collection présente des artistes de trois centres artistiques majeurs – Kyiv, Kharkiv et Odessa. Le polycentrisme, le nombre de centres sans la domination d’une « capitale centre », est une des caractéristiques de la vie artistique en Ukraine. Pourquoi ? Parce que jusqu’en 1917, l’Ukraine était partagée entre deux immenses empires : russe et austro-hongrois. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, les régions de Galicie, Bucovine, Volhynie, Transcarpathie et, en 1954, la Crimée, ont été intégrées à la République socialiste soviétique d’Ukraine (qui faisait partie de l’URSS depuis 1922). En conséquence, chaque centre a sa propre histoire et ses propres traditions.
Kyiv, qui a été proclamée capitale de l’État indépendant d’Ukraine en 1918, faisait l’objet d’un contrôle particulièrement étroit de la part des autorités moscovites sous l’ère soviétique.
Kyiv, qui a été proclamée capitale de l’État indépendant d’Ukraine en 1918, faisait l’objet d’un contrôle particulièrement étroit de la part des autorités moscovites sous l’ère soviétique. La mémoire des mouvements modernistes, en particulier ceux visant à la renaissance nationale, a été brutalement supprimée et détruite aux temps du « réalisme socialiste ». En conséquence, les thématiques de la mémoire « inconfortable » et de la suppression répétée du passé sont toujours d’actualité chez les artistes contemporains de Kyiv.
Kharkiv a été déclarée capitale de la République soviétique d’Ukraine par les Bolchéviques en 1918, et l’est restée jusqu’en 1934, quand ce statut a été rendu à Kyiv. Dans les années 1920, Kharkiv est devenue le centre de la « Renaissance rouge » ukrainienne, pendant laquelle la science et la technologie ont été activement développées, des quartiers constructivistes bâtis, et la culture moderniste créée par de nombreux artistes, écrivains, réalisateurs, metteurs en scène et photographes.
Dans les années 1920, Kharkiv est devenue le centre de la « Renaissance rouge » ukrainienne, pendant laquelle la science et la technologie ont été activement développées, des quartiers constructivistes bâtis, et la culture moderniste créée par de nombreux artistes, écrivains, réalisateurs, metteurs en scène et photographes.
Toutefois, ce rapide développement a été interrompu par les répressions brutales de 1933-1937, la grande majorité des personnalités a été tuée, donnant naissance au nom de « Renaissance fusillée ». Dans la seconde moitié du 20e siècle, Kharkiv est devenue le centre universitaire et technique de l’URSS. Dans les années 1960, est apparu un groupe littéraire et artistique, dont Vagrich Bakhchanyan et Eduard Limonov faisaient partie. En 1965, dans une cour de Kharkiv, ils ont organisé une des premières expositions sauvages d’art underground en URSS. Au début des années 1970, un phénomène majeur y est né : l’École de photographie de Kharkiv, qui compte trois générations d’artistes aujourd’hui. Les artistes réfléchissaient non seulement à la « nouvelle Kharkiv » utopique des années 1920, mais transformaient également la représentation de la vie quotidienne dans la cité soviétique en narrative fascinante et extrêmement critique.
Durant de nombreux siècles, Odessa a défendu son statut particulier de « province en bord de mer », loin des passions et batailles de la capitale. Depuis les années 1960, le cercle le plus vaste d’artistes underground d’Ukraine s’y est formé. Centré au départ sur la réhabilitation de la tradition nationale du modernisme pictural, interrompu dans les années 1930 par l’établissement de la méthode officielle du « réalisme socialiste », au début des années 1980, ce cercle s’est élargi avec l’arrivée de la jeune génération de conceptualistes. Tout en entretenant les liens avec le conceptualisme de Moscou, les habitants d’Odessa ne s’intéressaient pas tant à systématiser et à critiquer le « langage du pouvoir » qu’à l’éviter.
L’exposition s’ouvre sur les travaux d’artistes qui exploraient la relation entre mot et image, et dont la pratique était liée à l’actionnisme. Les artistes d’Odessa – Oleg Sokolov, Leonid Voitsekhov, Volodymyr Naumets et Sergiy Anufriev, entre autres – ont tourné en ridicule et remis en question des clichés verbaux. Fedir Tetianych, artiste de Kyiv, développe l’idée d’infinité dans ses nombreuses actions et biotechnosphères depuis les années 1970. La biotechnosphère est une unité universelle qui agit simultanément comme un lieu de vie, un mode de transport, un espace de travail et d’art pour ses habitants. Œuvrant en monumentaliste, Tetianych a matérialisé ses idées à travers des projets officiels, mais il a également créé des biotechnosphères à partir de matériaux usagés. Depuis les années 1980, il organise ses performances et happenings, dont l’idée principale est l’unité et l’infinité de l’être, ce qui entraîne l’adoption d’une attitude éthique envers tous les êtres vivants et l’environnement. Il a également développé une doctrine complexe : FRYPULIA, « l’unité vivante de toute infinité et l’indivisibilité de toute chose ».
Les œuvres des générations suivantes d’artistes de Kyiv sont présentées dans une autre salle. Illya Chichkan et l’artiste polonais, Piotr Wyrzykowski, ont créé ensemble une vidéo à Tchernobyl, vingt-cinq ans après la catastrophe. Tout à fait dans l’esprit de la « nouvelle vague » ukrainienne qui dominait de la seconde moitié des années 1980 à la moitié des années 2000, ils ont joué de façon post-moderne avec le site oublié de la plus grande catastrophe de la fin du 20e siècle, qui s’est transformé en une sorte de parc d’attractions. De leur côté, les artistes de la nouvelle génération, REP et les participants de ce groupe, Zhanna Kadyrova et Nikita Kadan, ont attiré l’attention sur le fait que l’absence de mémoire d’un lieu ou d’un événement peut découler non seulement de l’oubli, mais aussi de la censure, de la violence contre l’histoire ou de la gentrification inconsidérée.
L’exposition, qui présente l’acquisition de la collection du Musée national d'art moderne, est la preuve que la collection historique du Centre Pompidou, qui comprend des noms liés à l’Ukraine aussi éminents que ceux de Sonia Delaunay, Alexander Archipenko, Alexandra Exter, Kazimir Malevich, entre autres, gagne une nouvelle perspective.
Dans la troisième salle, l’exposition est consacrée au phénomène de l’École de photographie de Kharkiv. Cette salle présente les œuvres célèbres des artistes phares du groupe « Vremya » (fondé en 1971), Evgeniy Pavlov et Boris Mikhailov, les expérimentations avec des techniques d’impression d’Oleg Maliovany, Jury Rupin et Oleksandr Suprun, les photographies de la deuxième génération de l’École de photographie de Kharkiv par Sergiy Solonsky et Roman Pyatkovka, qui ont dévoilé la vie cachée des appartements post-soviétiques. La jeune génération, avec le groupe Shilo, s’est lancée dans un dialogue avec les générations aînées, en commentant ironiquement les postulats esthétiques principaux de leurs prédécesseurs et en créant des mises en scène de références à des projets antérieurs de l’École de photographie de Kharkiv.
L’exposition, qui présente l’acquisition de la collection du Musée national d'art moderne, est la preuve que la collection historique du Centre Pompidou, qui comprend des noms liés à l’Ukraine aussi éminents que ceux de Sonia Delaunay, Alexander Archipenko, Alexandra Exter, Kazimir Malevitch, entre autres, gagne une nouvelle perspective. Cette collection nous permet d’avoir un aperçu des traits caractéristiques de l’art contemporain ukrainien – intolérance à la hiérarchie, absence d’associations officielles, individualisme, vitalité, réflexions sur le lieu, l’histoire et l’identité. ◼
* Actuellement résidente au Centre Pompidou dans le cadre de Pause (Programme d'aide à l'accueil en urgence des scientifiques en exil)