Chez Lucrecia Martel, l’image et le son comme matières
Verre brisé, chaises qui râclent la pierre, eau saumâtre : les bruits, la fureur et l’abandon ont occupé l’entièreté des cadres chez Lucrecia Martel dès son premier long métrage, La Ciénaga, sorti en salle en 2001 après avoir marqué les festivals de Sundance et de Berlin. Depuis, la cinéaste argentine tient une place unique sur la carte mondiale du cinéma. SuivrontLa niña santa (La Sainte Fille), en 2004, puis La Femme sans tête (La mujer sin cabeza), en 2008, tous deux sélectionnés au festival de Cannes, après avoir été tournés à quelques kilomètres de la maison de famille de la cinéaste. Dans cette « trilogie de Salta » – du nom de la province rurale et conservatrice, au nord du pays, où la cinéaste a grandi dans l’Argentine de la fin des années 1960, au sein d’une famille nombreuse –, Lucrecia Martel installe ses histoires dans les lieux de son enfance pour mieux en démasquer les désordres, familiaux, sociaux, politiques. Cette œuvre organique, tendue sans cesse entre le manque et l’excès, dans laquelle le travail sonore relève de l’orfèvrerie, est composée à ce jour de plus de dix courts métrages et quatre longs métrages, à (re)découvrir ces jours-ci au Centre Pompidou, en présence de la cinéaste.
Le rapport entre l’image et le son, si important dans vos films, vous a intéressée dès le début ?
Lucrecia Martel — L’image et le son sont en fait des matières très semblables. C’est ce que la technologie actuelle révèle de plus en plus. Dans la conception du cinéma qu’on m’a enseignée, l’image était un enregistrement de la réalité, certes découpé par le cadre, sélectionné, transformé par la focale, mais qui était le reflet de quelque chose. L’image n’est plus cela, elle est maintenant plus proche de ce qu’a toujours été le son. Dans un film, la plupart de ce qu’on entend a été fait après. Aujourd’hui, c’est de plus en plus difficile de savoir si une image a été faite par de l’intelligence artificielle. On n’avait pas ce soupçon, avant. On l’avait sur le son : la voix pouvait être inventée, les bruits refaits au bruitage, autrement. L’image a toujours eu une relation au réel beaucoup plus forte, et elle l’a de moins en moins. Ça, c’est un changement profond dans notre culture. Parce que la lumière c’était la vérité, dans le christianisme bien sûr, mais aussi dans des pensées non religieuses.
La lumière c’était la vérité, alors que le son a toujours été le lieu du murmure.
Lucrecia Martel
Alors que le son a toujours été le lieu du murmure. Le son a besoin de l’obscurité. Tu entends mieux si tu fermes les yeux. Dans le son, il y a toujours eu le mal, l’endroit de la tentation. Mais la lumière, donc l’image, était associée à la vérité. Et ça s’est complètement brisé, depuis peu de temps, par les outils de l’intelligence artificielle. Plus personne ne regarde une image en étant certain de ce qu’il voit : réel ou inventé ? Cette transformation profonde a secoué notre perception à un point qu’on ne mesure pas encore. Comme une bombe qui explose, dont on est en train de regarder les débris retomber au ralenti, comme dans Zabriskie Point d’Antonioni. Pour moi, on est dans ce moment.
Croyiez-vous en l’image lors de vos débuts ?
Lucrecia Martel — Je n’ai jamais eu tellement de foi en l’image. J’ai toujours davantage cru au son, pour sa faible force de référence, justement. Si je fais tel bruit, il peut venir de cette assiette, être une porte, la collision d’une voiture au loin, tellement de choses. Il faut du temps et un cadre de référence pour comprendre quel est ce son. Un son a besoin de temps pour se développer. Une image c’est immédiat : si je te montre une photo, un photogramme d’un plan, tu as vu quelque chose. Il y a cette idée de révélation, de « voir pour croire », etc.
Un son a besoin de temps pour se développer. Une image c’est immédiat.
Lucrecia Martel
Mais je crois que ces pensées sont liées à l’énorme lutte en moi avec la religion catholique depuis l’adolescence. Dans la Bible, toutes les métaphores où on entend la voix de Dieu sont terribles. Il parle dans la tempête, à travers le tonnerre, qui est une chose effrayante. Le son, dans ce genre d’éducation, c’est toujours menaçant, souvent diabolique, des démons te chuchotent des choses à l’oreille, il y a des invocations. Alors que les apparitions divines sont toujours resplendissantes.
De votre point de vue, le son n’incarne pas le mal mais le temps d’un film ?
Lucrecia Martel — Le son a besoin de temps, et c’est en soi une attitude face au monde. On se le représente comme quelque chose d’émis dans notre direction. C’est un peu imaginaire, on pense que le son vient de l’objet vers nous. Alors qu’au contraire, le regard va vers l’objet, il est toujours domination. Avec le son, tu dois un peu diminuer ton ego, laisser venir, tu ne peux pas écouter quelque chose en parlant très fort, ou en bougeant. Ça implique une certaine humilité.
Avez-vous toujours été contre l’image, à vos débuts ?
Lucrecia Martel — Je n’étais pas contre l’image, simplement je savais ce que le son produisait en moi. Mais quand je dis que je suis en lutte avec la religion catholique, c’est une bagarre profonde parce que j’ai été profondément mystique. À 15 ans, j’étais mystique, je désirais follement faire quelque chose pour le monde. Or quiconque s’intéresse vraiment à une religion, quelle qu’elle soit, finit par s’en éloigner, parce qu’il n’y a rien de plus contradictoire qu’une religion institutionnalisée. Toutes les mystiques, toutes les saintes, ont été éminemment anarchistes. Le mysticisme est un problème pour l’Église parce que c’est une forme de religiosité directe, sans intermédiaire.
Mais il y a deux choses de la religion qu’il me paraît bon de conserver, et qui sont universelles : le chant et la prière, deux pratiques sonores. La prière, c’est l’idée que les mots peuvent transformer le monde. Des sons qui peuvent faire des miracles : c’est le pouvoir maximal du langage, c’est la vraie sorcellerie. C’est le désir ultime de la littérature.
Dans le christianisme primitif, les églises étaient simplement des cercles de paroles, où les mots circulaient entre ceux qui se réunissaient. Ces bâtiments avaient des plafonds bas pour qu’on s’entende bien, alors que plus tard, si tu visites Notre-Dame, il y a tellement d’écho que tu ne peux plus rien entendre. C’est que déjà l’image avait pris le dessus. Mais pas sans lutte : il y a eu l’iconoclasme, l’image était le lieu de beaucoup de conflits spirituels. Donc, je crois que des milliers d’années de croyance en l’image se sont récemment effondrés à l’apparition de ces logiciels d’intelligence artificielle.
Il y a deux choses de la religion qu’il me paraît bon de conserver, et qui sont universelles : le chant et la prière, deux pratiques sonores.
Lucrecia Martel
Notre système de perception du monde est en train de se modifier complètement. Si tu avais déjà, comme moi, moins de confiance dans l’image que dans le son, tu pourras t’adapter plus facilement à cette nouvelle situation. Parce que le soupçon était déjà là. Et l’attention au son, c’est une attitude qui est au-delà de croire ou de ne pas croire.
C’est faire une expérience dans le temps, et non pas chercher à fixer une vérité en un instant ? C’est ce que le cinéma propose.
Lucrecia Martel — Si tu veux que quelque chose se produise dans le corps humain, tu as besoin de durée. Cette durée prend la forme de l’espace où le son a lieu. Le son est l’empreinte de l’espace. Si je te fais écouter un son avec beaucoup d’écho, de réverbération, tu vas dire que c’est un son froid, tu sens qu’il y a beaucoup d’espace autour. Si tu ne sens pas de réverbération, tu auras l’impression d’être dans un endroit petit, dans une cabane en bois. Le son transmet beaucoup d’information, d’ordre spatial, mais aussi émotionnel. Ça nécessite un processus humain, un corps qui se soumet à la durée, qui se laisse aller. Si pour penser le cinéma, ou pour en faire, tu te places à l’endroit du son plutôt qu’à celui de l’image, ça t’oblige à d’autres choses. ◼
*Entretien édité et condensé, extrait du livre Lucrecia Martel - La Circulation, mené par Luc Chessel et Amélie Galli (à paraître le 14 novembre aux éditions de l’Œil, en partenariat avec les éditions du Centre Pompidou)
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