Chez August Sander, une vision ambiguë de la Femme nouvelle
Dès le milieu des années 1920, dans la présentation systématique rédigée par August Sander de la série photographique Hommes du XXe siècle, il avait prévu une rubrique consacrée à la femme. Ce qui apparaît au premier coup d’œil comme une reconnaissance de celle-ci dans la société moderne s’avère au second comme la catégorie d’une classification traditionnelle remontant à l’organisation médiévale des conditions. Ce qui distingue ce groupe est que le statut social de la femme y repose sur un fondement biologique et que la reproduction lui est assignée comme sa fonction sociale. Elle fixe la femme comme l’autre « de l’homme » dans un système binaire et précise sa caractérisation par le seul moyen d’adjectifs (belle, vieille, jeune…) ou d’additions (la femme et…). Elle fonde ainsi son identité sur son déficit.
Contemporain de la mutation d’une société entre les deux pôles de la tradition et de la modernité, August Sander ne pouvait pas lui non plus s’émanciper totalement de cette perspective. Il intitule les portfolios de ce groupe « La Femme et l’Homme », « La Femme et l’Enfant », « La Famille, La Femme élégante » et « La Femme exerçant un métier intellectuel et manuel ».
Résultat de luttes menées depuis des décennies en faveur de l’égalité des sexes sur le terrain de la politique, du droit et de l’économie, la Neue Frau, ou « Femme nouvelle », commença à s’imposer après la Première Guerre mondiale comme choix de vie et phénotype.
Cette perspective contredit un phénomène de l’époque que le premier atlas humain conçu par Sander essaye d’envisager. Résultat de luttes menées depuis des décennies en faveur de l’égalité des sexes sur le terrain de la politique, du droit et de l’économie, la Neue Frau, ou « Femme nouvelle », commença à s’imposer après la Première Guerre mondiale comme choix de vie et phénotype, et à interroger la généralisation induite par le concept de « la femme ». Sander puisa des images de Femmes nouvelles dans son compendium. Elles apparaissent de façon sporadique dans le groupe VI consacré à la grande ville et sont attachées à des professions traditionnellement féminines comme dans les portraits de la comédienne et de la musicienne du groupe V ; on en voit encore, comme exception confirmant la règle, dans le portrait de la femme politique Rosi Wolfstein-Frölich dans le portfolio 28. Il n’en inscrit pas moins la majeure partie des images dans les limites qu’il a données au groupe III, « La Femme ». Il relativise ainsi la prétention de la Femme nouvelle à affaiblir radicalement la polarisation des sexes. Elle dissémine cependant une certaine puissance explosive dans le troisième ensemble de son projet photographique. Et elle contribue également à la démarche photographique de Sander.
« Voici venir la Femme nouvelle ! »
Individus émancipés, mouvements politiques et même branches entières de l’industrie, nombre d’acteurs et d’actrices ont entrepris d’imposer la Femme nouvelle comme le pôle opposé de « la femme en tant que telle ». Ils possédaient deux caractères en commun : ils n’opéraient plus à partir d’un concept de la féminité au singulier et avaient recours aux médias de masse de l’époque, auxquels la photographie elle aussi appartenait.
Coiffure à la garçonne, robe simple, cigarette et parfois pantalon, mais aussi la jupe courte, le bas de soie brillant et les lèvres fardées de rouge se sont rapidement imposés comme éléments constitutifs de la Femme nouvelle.
Les progrès techniques de la reproduction d’images photographiques dans la presse illustrée des années 1920 ont permis que s’établissent des caractères distinctifs qui sont devenus autant de marqueurs du type moderne des femmes. Coiffure à la garçonne, robe simple, cigarette et parfois pantalon, mais aussi la jupe courte, le bas de soie brillant et les lèvres fardées de rouge se sont rapidement imposés comme éléments constitutifs de la Femme nouvelle qui, selon les discours contemporains, étaient les emblèmes de l’émancipation ou d’une liberté débridée, car s’y intégraient des signes de masculinité ou ceux de la femme fatale sous sa figure moderne. De plus, les séries photographiques des reportages produisaient des récits qui concernaient les esquisses de vie sociale de femmes le plus souvent jeunes, seules et indépendantes. Ces brèves histoires visuelles s’adressaient à un public féminin qui submergeait les grandes villes après la Première Guerre mondiale et trouvait à s’employer dans les industries culturelles nouvellement créées.
Mais la figure de la Femme nouvelle est rapidement devenue, en raison même de son omniprésence, un cliché vide et de ce fait d’autant plus profitable d’un point de vue mercantile. De plus, à la fin des années 1920, pour la majorité des jeunes « vendeuses », le fossé s’élargissait du plus en plus entre idéal et réalité. Les promesses d’une vie meilleure que portaient les photos du type de la femme moderne devenaient ainsi le ciment qui devait sceller leur tombeau.
Savoir-faire médiatique
Comment cette ambivalence se reflétait-elle dans les photographies de Femmes nouvelles d’August Sander ? Quelle part celles-ci prenaient-elles à la constitution de leur image quand elles se tenaient devant son appareil ? Quel savoir-faire apportaient-elles dans son studio ? Il y avait d’abord leur regard, auquel elles avaient été formées par les médias de masse, qui les incitaient à se comparer en permanence avec les modèles que ceux-ci propageaient. Les Femmes nouvelles étaient de plus confrontées dans l’espace public aux autres femmes comme figures de référence vivantes de la féminité moderne. Les plates-formes de cette nouvelle activité — voir et être vu — sont les places et les rues, les lieux de sport et de baignade. Les exercices qu’elles y faisaient de leur comportement et la discipline à laquelle elles y soumettaient leur corps étaient en même temps une mise à l’épreuve de la production de leur image. Les Femmes nouvelles réunissaient ainsi deux fonctions : elles créaient leur propre image et elles en étaient l’œuvre…
Ce processus permanent de figuration de soi demandait à être prolongé et confirmé dans l’image, une exigence à laquelle rien n’était plus approprié que la photographie à développement rapide. C’est ainsi qu’à partir de 1928, une pratique photographique connut une grande vogue : celle du photomaton. Ces cabines photographiques qui fournissaient automatiquement des images bon marché fleurissaient dans les lieux animés des grandes villes. Leur usage répondait au rythme et au pragmatisme des Femmes nouvelles et pouvait être fonctionnel (photos d’identité) ou ludique (avec des accessoires changeants, des poses ou des grimaces). Mais la mise en scène ne dépendait que des utilisateurs et des utilisatrices, qui posaient non devant un photographe mais pour eux-mêmes ou elles-mêmes ou au mieux pour un regardeur à venir et imaginé. La plaque de verre devant l’appareil devenait un miroir dans lequel le client ou la cliente pouvait se voir et ajuster la façon dont il ou elle était vu(e).
C’est ainsi qu’à partir de 1928, une pratique photographique connut une grande vogue : celle du photomaton. Ces cabines photographiques qui fournissaient automatiquement des images bon marché fleurissaient dans les lieux animés des grandes villes.
Ces photographies automatiques fixaient ainsi le résultat de huit performances conçues sur la scène de la cabine et dans lesquelles acteur et public ne faisaient qu’un. Pour les Femmes nouvelles, les photomatons étaient de parfaits lieux d’exercice en miniature et, selon toute l’ambivalence de ce terme : moyens d’une formation de soi ou de la soumission à une discipline. L’intégration de la photographie à développement rapide dans la vie quotidienne a articulé plus étroitement l’une à l’autre image et réalité. Les vêtements et les accessoires mais aussi les affects qui entraient dans les images provenaient en majorité du monde d’où venaient utilisateurs et utilisatrices. La séquentialité des huit prises de vue donne de plus aux Femmes nouvelles la possibilité de mettre en scène de façon continue leur propre projet de vie, sous la forme d’une expérimentation visuelle au résultat encore ouvert.
Vis-à-vis
Tels sont les stigmates et le savoir-faire que les Femmes nouvelles apportaient avec elles devant l’appareil d’August Sander. Mais son approche photographique de la Femme nouvelle contribuait également à cet entrecroisement productif car elles n’en montraient pas moins des caractères apparentés à ceux que révélait le photomaton. Les prises de vue de Sander se caractérisaient ainsi par la distance « moyenne » qu’il maintenait toujours vis-à-vis de ses sujets, par la réduction voire l’élimination complète de toute coloration individuelle ou professionnelle, par leur netteté égale et leur luminosité constante. Ce regard neutralisant marque ses travaux dès avant les années 1920 et il en est redevable à son activité professionnelle de portraitiste. Cependant, les photos de cette époque — paysans du Westerwald et bourgeois de la Rhénanie — s’appuyaient sur l’ordre social encore en vigueur des conditions, de telle sorte qu’elles apparaissent moins comme des portraits individualisés que comme des sociogrammes personnalisés. Mais, après l’effondrement de cet ordre social, c’est sous d’autres auspices que se tenaient, l’un vis-à-vis de l’autre, le photographe et ceux et celles dont il devait faire le portrait. Il s’agissait des deux côtés, sur le fond d’une tabula rasa sociologique, de travailler à concevoir une personnalité qui soit de nouveau lisible. Les personnes appartenant aux groupes sociaux traditionnels ne posaient pas de problème.
August Sander et les Femmes nouvelles avaient un but commun : ancrer leur imago comme composante de la société moderne dans le répertoire visuel de l’époque.
Mais il en allait autrement des Femmes nouvelles qui avaient à produire une conception nouvelle de leur vie, qui n’était pas encore sociologiquement définie. Il en résultait, quant aux intérêts des deux parties situées de part et d’autre de l’appareil photographique, des communautés et des différences d’intérêts. August Sander et les Femmes nouvelles avaient un but commun : ancrer leur imago comme composante de la société moderne dans le répertoire visuel de l’époque. La différence consistait en ceci qu’August Sander les utilisait, en les rassemblant dans le groupe intitulé La Femme, à seule fin d’actualiser sa vision traditionnelle des sexes, tandis que les Femmes nouvelles se voyaient comme agentes d’un processus social dont les perspectives étaient ouvertes et percevaient les différents aspects de celui-ci comme constitutifs d’un pluralisme de la vie des femmes. Ce vis-à-vis complexe offrait bien sûr en partie la possibilité intrinsèque d’un agir commun : alors qu’au moyen de son esthétique photographique inchangée, Sander créait la scène neutre sur laquelle, comme dans la cabine du photomaton, les Femmes nouvelles pouvaient activement se mettre en scène et qu’il mettait en place, grâce à la juxtaposition des tirages, l’instrument d’un regard comparatif qui rendait visible dans l’uniformité même les variantes individuelles, les Femmes nouvelles produisaient de façon performative cette variabilité à l’intérieur d’un type uniforme. Sander mettait l’accent sur l’unification, les Femmes nouvelles sur une différenciation subtile.
Cela renvoie à une différence de motivation. On a ainsi interprété les pratiques de standardisation des années 1920, pratiques dans lesquelles s’inscrit Hommes du XXe siècle, comme des tentatives de redevenir « maître » de l’irritante multiplication des possibles parcours de vie, en les saisissant selon un système d’organisation univoque où les gens étaient de nouveau reconnaissables, interprétables et « calculables » . La rubrique de Sander, « La Femme », peut être comprise comme un instrument de ce genre, destiné à donner expression à l’esquisse d’une féminité moderne mais aussi à la « maîtriser » dans une seule catégorie. Les Femmes nouvelles considéraient à l’inverse le studio de Sander comme une plate-forme parmi d’autres, sur laquelle elles pouvaient s’expérimenter elles-mêmes et montrer en toute conscience de soi le résultat de ces expérimentations.
En examinant les sous-ensembles qu’August Sander ordonne dans le groupe « La Femme », nous observons que, dans un jeu où se mêlent en alternance performance et prise de vue photographique, il impartit aux Femmes nouvelles différents espaces de jeu. Le premier portfolio, qu’il intitule « La Femme et l’Homme », comprend une série de couples mariés, le plus souvent des portraits demi-figure ou à mi-jambe. Saisies sur le fond d’un arrière-plan neutre dans un cadrage resserré, les figures prennent un grand relief et leur physionomie une grande signification. Dans l’ensemble domine l’ordre traditionnel des sexes : les femmes sont en toilette, portent dentelles, ruchés et blouse à motif, colliers et bagues, les hommes au contraire, en costume sombre, se retirent vers l’arrière-plan. Cela change à partir du milieu des années 1920. L’habillement des Femmes nouvelles se rapproche de celui de leur mari. On le voit avec la plus grande évidence dans les couples d’artistes. Martha Dix porte ainsi un col de chemise blanc sur un dessus noir et un nœud noir ; par contraste, le nœud papillon multicolore de l’artiste frappe par son extravagance ; le trench-coat au col montant de Marta Hegemann ressemble à celui de son mari par la coupe comme par le type de boutonnière.
Le plus frappant dans les couples modernes, c’est la direction divergente de leur regard et la disposition de leur corps dans l’espace de l’image. Les Femmes nouvelles n’ont pas le même regard que leur homme.
Mais le plus frappant dans les couples modernes, c’est la direction divergente de leur regard et la disposition de leur corps dans l’espace de l’image. Les Femmes nouvelles n’ont pas le même regard que leur homme. Ainsi Dora Lüttgen est prise de profil tandis que Hans Heinz Lüttgen a le regard tourné vers l’appareil. On voit un reflet de ce dernier dans son iris gauche, ce qui crée un lien entre lui et le photographe. Martha Dix en revanche dirige son regard droit sur nous, tandis que celui d’Otto Dix, pris de profil, se perd dans un lointain indéterminé.
Sont ainsi déclinées différentes présentations de soi et de l’autre. Dora Lüttgen donne l’impression d’un gabarit saisi entre la lentille du photographe et le cristallin de son mari. De profil, les clairs traits de son visage, sa tête de page tenue droite et la robe à imprimé géométrique avec foulard sont particulièrement mis en valeur. L’apparition qu’elle constitue, mais plus encore la manière dont elle est présentée dans la photo et par la photo en font un emblème de la féminité moderne qui nous est présenté par les deux hommes, devant et derrière l’appareil.
Dans d’autres exemples encore, comme dans le double portrait de Marta Hegemann et Anton Räderscheidt, les deux silhouettes sont disposées l’une devant l’autre comme si elles appartenaient à deux espaces distincts de l’image. Manquent de plus les gestes qui manifesteraient la bonne entente ou l’accord. Sur ce point, le couple moderne et l’esthétique de Sander s’épaulent réciproquement. Leur commune mise en scène d’une proximité à distance produit une objectivation des rapports entre les sexes tels qu’ils étaient pratiqués ou discutés à l’époque.
L’entente sur la modernité qui règne des deux côtés de l’appareil se dissout dans le second portfolio du groupe, intitulé « La Femme et l’Enfant ». Même des Femmes nouvelles comme Lou Straus-Ernst avec son fils Jimmy et Martha Dix avec sa fille Nelly présentent ici leurs enfants comme une partie physique et affective d’elles-mêmes. Les gestes – embrasser, tenir par la main – et la proximité des corps font apparaître l’unité traditionnelle de la dyade mère-enfant. Il y a pourtant là encore une différence. L’absence de tout contexte social déterminé place cette unité dans un vide contre lequel elle semble se protéger. Le sentiment d’isolement, qui forme la tonalité dominante de ces images, répondait fréquemment aussi à la réalité de la vie des Femmes nouvelles qui ne pouvaient souvent compter que sur elles-mêmes pour prendre soin des enfants. C’est pourquoi elles se présentent, avec leur regard sérieux, dans leur fonction de mères modernes.
La photographie d’Helene Abelen représente une exception dans la série de celles qui montrent les Femmes nouvelles en tant que mères. Nous la voyons avec sa fille Josepha dans une position inhabituelle, assise sur un tapis. Son pantalon noir, le simple pull-over dont elle est vêtue, la coupe masculine de ses cheveux coiffés en arrière et plaqués la font entièrement correspondre à l’image de la Femme nouvelle. Quant à la modernité, la petite fille n’est pas en reste. Avec sa coupe de cheveux juvénile et sa chemisette toute simple, elle semble une préfiguration enfantine de la garçonne. Cependant, comme dans les portraits de couples modernes, leurs corps se superposent en un effet, certes purement optique, mais ne se touchent pas directement. Manquent ici aussi les gestes qui témoigneraient du souci de l’autre ou d’une proximité affective. Le côtoiement de la mère et de l’enfant et le parallélisme de leur regard semblent à première vue délivrer un autre message : pour ce que la mère a conquis de haute lutte, la fille poursuivra le combat, serait-ce au prix des « frissons de la liberté ». Même cette position relativement extrême, l’esthétique photographique de Sander l’a soutenue. Comme dans d’autres prises de vue de cette rubrique, il s’est situé au niveau de l’enfant. Mais dans le cas d’Helene et Josepha Abelen, il inclut également la mère dans cette perspective. La position égalitaire qu’elle adopte devant l’appareil souligne l’espoir qu’on pouvait placer dans une continuité intergénérationnelle du parcours de la féminité moderne. August Sander, avec cette perspective inhabituelle, fait ici également référence à la Nouvelle Vision et, en tant que Nouveau Photographe se place sur un terrain d’égalité avec la Femme nouvelle.
Dans le portfolio 15, « La Famille », n’apparaît aucune image de Femme nouvelle. Les portraits de groupe y dominent, dans lesquels la femme apparaît parfois comme figure dominante, parfois comme accessoire d’une vaste famille, parfois comme instance absente, survivant après sa mort précoce dans le souvenir des enfants. Elle reste ici entièrement prisonnière du schématisme binaire des sexes, qui, sur une base biologique, lui donne pour rôle de s’occuper de la continuation de la descendance. La Femme nouvelle comme emblème de l’autodétermination sexuelle et du contrôle des naissances était aux yeux d’August Sander et de ses contemporains incompatible avec la famille.
La Femme nouvelle comme emblème de l’autodétermination sexuelle et du contrôle des naissances était aux yeux d’August Sander et de ses contemporains incompatible avec la famille.
Elle réapparaît seulement dans les deux portfolios intitulés « La Femme élégante » et « La Femme exerçant un métier intellectuel et manuel ». Ces catégories correspondent aux divisions sociologiques dans lesquelles la femme était saisie dans les médias de l’époque. Elle y apparaissait comme « dame » célébrée dans le journal illustré du même nom ou comme employée qui, dans la société moderne, avait conquis différents domaines professionnels.
Dans la série des « Dames de la haute société », August Sander place de nouveau une photographie d’Helene Abelen ; elle y fait l’effet d’un corps étranger. En pantalon blanc et chemise d’homme blanche, divisés géométriquement par une cravate sombre et une ceinture, elle se tient devant l’appareil comme un animal de proie sur le point de bondir. Elle nous fixe de son regard pénétrant et nous tient, menaçante, à distance. Elle « montre les crocs » et la cigarette entre ses dents n’est plus un attribut décoratif mais une arme symbolique avec laquelle elle peut à tout moment nous mettre en joue. Elle tient l’allumette sur le grattoir de la boîte. L’imago de la Femme nouvelle est ici poussée à l’extrême. Et de nouveau le photographe et Helene Abelen poussent dans le même sens. August Sander fait une icône de l’excentrique apparition qu’elle donne d’elle-même par cette performance tendue en la situant, image dans l’image, dans le cadre d’un mur vide. En l’incluant dans « La Femme élégante », il élargit ce portfolio d’une variation non conventionnelle de la Femme nouvelle dont l’image trouvait de plus en plus une conjoncture favorable dans les illustrés. À l’inverse, la forme de son apparition subit par là l’attraction de la mode, de sorte que sa pose d’agressivité contenue perd une partie de sa force explosive.
Dans le dernier portfolio, August Sander déploie un assez large spectre de femmes exerçant une activité professionnelle. Par l’art consommé avec lequel certaines d’entre elles se mettent en scène, par leur habitus, leur gestuelle, leur posture, leur regard, il n’est pas difficile de reconnaître en elles les figures de Femmes nouvelles. On peut observer, des deux côtés de l’appareil, une approche plus subtile de la présentation (et de l’autoprésentation) photographique. Les Femmes nouvelles ne sont que rarement considérées du point de vue de leur métier et donc de la contribution particulière qu’elles apportent à une société moderne. Elles ne montrent rien de ce qui pourrait, au-delà du type, caractériser le métier qu’elles exercent. Ce rôle, August Sander l’a confié aux légendes des photographies. À celles-ci revient ainsi l’importante fonction d’introduire une spécification des Femmes nouvelles et de légitimer leur inscription dans ce lieu du système de Sander.
Le portrait de Marta Hegemann, que le photographe désigne comme peintre dans la légende mais sans la nommer, représente dans cet ensemble une exception spectaculaire. Hegemann était une artiste connue, qui avait fait ses débuts dans le contexte du dadaïsme rhénan et de la Jeune Rhénanie. Ses peintures « aux découpes aiguës », par lesquelles elle avait créé à partir de signes emblématiques un langage visuel personnel, l’avaient fait connaître au-delà des frontières de la région. À côté de figures féminines schématisées, ces emblèmes sont récurrents : « Voiliers et colombes comme signes de la liberté, cafetière et lampe à pétrole comme signes de la vie domestique et de la famille, le parapluie comme symbole de l’homme, le livre ouvert comme signe de la culture, la croix […] pour l’église, la bouche pour la sensualité. »
Contrairement au portrait de couple avec Anton Räderscheidt, dans ce portrait en buste, Marta Hegemann ne porte aucun vêtement d’homme mais une simple blouse. Un morceau de bretelle blanche sort de la manche courte et une chaînette sombre se glisse sous l’encolure en V ; cela témoigne de la négligence avec laquelle elle traite certains détails extérieurs de cette mise en scène d’elle-même. Ses cheveux bruns, coiffés à la garçonne, les traits nets de son visage non maquillé et le calme regard qui effleure spectateur et spectatrice sont tout à fait conformes au type de la Femme nouvelle qu’August Sander accentue grâce à l’arrière-plan clair et uniforme sur lequel elle se détache.
Mais c’est une langue très différente que parlent les deux oiseaux, le cœur, l’étoile, la croix et les vagues que l’on voit sur sa joue droite et qui jouent autour de ses lèvres. Marta Hegemann a, de la toile à sa physionomie, transposé son langage visuel. Fière d’elle-même, elle s’incorpore ainsi, à la lettre, son métier, celui-ci ne peut être séparé de sa personne. De façon offensive, elle délivre, par le médium de son langage visuel, un message ambivalent sur l’amour, la liberté et les contraintes sociales. August Sander place ces signes au centre de l’image. Mais nous ne pouvons pas bien les localiser dans la profondeur de l’image et nous les voyons tantôt sur le visage de Hegemann tantôt sur la photographie de Sander. La peintre et le photographe ont communément créé une sorte de membrane, qui forme une médiation entre le modèle et son image, sans parvenir à les souder l’une et l’autre. Notre regard papillonne au contraire entre les deux plans et nous inscrit dans une dynamique qui nous fait prendre conscience de la part que nous prenons à la constitution de l’image de Marta Hegemann.
August Sander va au-delà de la dyade productive que forment la Femme nouvelle et le Nouveau Photographe, en ce qu’il implique également la position du spectateur et de la spectatrice en tant que sujet conscient et émancipé. Tel est peut-être l’héritage le plus subtil qu’il nous lègue : l’invitation à reconduire le projet commun de la modernité. ◼
*Traduit de l’allemand par Christophe Jouanlanne
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August Sander, Secrétaire à la Westdeutscher Rundfunk de Cologne, 1931 (détail)
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