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Au supermarché du Centre Pompidou... #4 Le balai de Man Ray

Aux critiques qui reprochaient à son bâtiment de ressembler à un centre commercial avec son grand escalator, l’architecte Renzo Piano répondait avec une pointe d’humour : « Tant mieux ! Personne n’a peur de se rendre dans un hypermarché. ». L'histoire de l’art est peuplée d'artefacts domestiques apprivoisés par les artistes, qui enrichissent désormais la collection du Musée national d'art moderne, la première en Europe. Variations autour du balai et autres ramasse-poussières, de Man Ray à Duchamp.

± 4 min

Balai 

 

Définition : Ustensile ménager formé d'un long manche et d'une brosse, servant à enlever la poussière, les détritus. 

En 1920, Man Ray rend visite à son ami Marcel Duchamp dans son atelier new-yorkais, au 1947 Broadway, à Manhattan. Visiblement, cela fait un bail que le Français n’a pas donné un coup de propre. « On avait l’impression que la pièce n’avait jamais été balayée […] même pas au moment où Duchamp y avait emménagé. […] et partout la poussière se répandait en une couche si épaisse que nous en étions stupéfaits », confirme la peintre Georgia O’Keeffe qui découvre à l’époque les lieux en compagnie de son mari Alfred Stieglitz. L’artiste des ready-mades, qui s’épilait entièrement le corps parce qu’il n’aimait pas l’aspect négligé que donnent les poils, vit dans une porcherie. Le logement est en désordre, crasseux. Au milieu de ce chaos, le photographe américain remarque une plaque de verre recouverte d'une abondante pellicule de poussière. Cette accumulation délibérée est l'une des étapes de la création de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, connue aussi sous le nom « Grand Verre ». Intrigué, Man Ray décide de prendre un cliché. « J’avais une vue plongeante sur le panneau, qui ressemblait à un étrange paysage vu par un oiseau », raconte-il plus tard. 

L’image, singulière, paraît pour la première fois le 1er octobre 1922 dans la revue d'avant-garde Littérature avec une légende qui sème volontairement le doute sur la nature du sujet : « Voici le domaine de Rrose Sélavy / Comme il est aride – comme il est fertile / comme il est joyeux – comme il est triste ! Vue prise en aéroplane par Man Ray – 1921. ». C'est seulement en 1964 que cette photo est officiellement intitulée Élevage de poussière et cosignée Man Ray et Duchamp. Anodin et énigmatique, ambigu et insolite, ce tirage de la taille d'une carte postale a inspiré les tenants du surréalisme, de l'abstraction, de l'art conceptuel, du land art, de l'art brut, de Fluxus, de l'Arte povera… Rien que ça. Il a aussi servi de point de départ à une brillante exposition au BAL, à Paris, en 2016 sur le thème de la poussière. Le commissaire David Campany y tissait des liens artistiques, historiques ou fantasmés entre la photo de 1920 et des représentations des dust storms aux États-Unis dans les années 1930, le nuage d'Hiroshima, les pratiques de la police scientifique, des vues désertiques du Koweït après la première guerre du Golfe, les cendres du 11-Septembre… Comme si l’histoire du 20e siècle pouvait être réduite en poussières. 

 

On connaît l’état de propreté de l’appartement de Marcel Duchamp. Et Man Ray ? Faisait-il, lui, le ménage dans sa chambre noire ? Dans un autoportrait, pris entre 1955 et 1960, on le voit tenir à la main un balai en paille, la tête en haut. Avec ses bretelles, sa cigarette et son petit cordon autour du cou, le sorcier surréaliste a l’allure d’un professeur d’arts plastiques au collège de Poudlard. Quelques années plus tard, en 1963, on retrouve l’accessoire sur un tirage portant le nom Ballet français. Le manche est solidement planté verticalement dans un socle. À en juger par la faible usure, l’ustensile ménager ne semble pas avoir beaucoup dansé sur le parquet de l’artiste. 

Mais revenons à nos moutons justement… Ces micro débris qui se déposent inlassablement sont-ils les ennemis ou les alliés de l’art ? Tout dépend de qui tient le manche à balai. L’artiste n’a pas le même avis que le conservateur ou le restaurateur. Dans sa série Ask The Dust, l’Américaine Cindy Bernard photographie aux États-Unis des lieux de tournages de films célèbres. Le Golden Gate de Sueurs Froides, la Route 41 de La Mort aux trousses, la banque dévalisée par Bonnie & Clyde… Tous sont vidés de toute présence humaine. La poussière, ce presque rien invisible mais omniprésent, est le dernier témoin de ces prises de vues mythiques. Dans ses sculptures baptisées The Blind Leading the Blind, le belge Peter Buggenhout agglomère, lui, des matériaux de rebut qu’il recouvre de poussière ou de sang animal. Avant eux, de nombreux artistes, comme Jean Dubuffet ou Robert Filliou, qui en 1977 époussetait des tableaux de grands maîtres avec un chiffon qu’il consignait ensuite dans une boîte avec la photo de l’œuvre dépoussiérée (Poussière de poussière de L’effet Vélasquez), ont utilisé ces particules insaisissables comme matière première de leur création. Un procédé qui n’est pas sans poser quelques problèmes de conservation. Comment protège-t-on de la poussière une œuvre de poussière ? Et doit-on les nettoyer ? Si vous aimez les paradoxes vertigineux, regardez sur Internet le travail mené par l’impertinent Centre national de recherche du Vortex dont la première expérience s’intitule fort à propos « balayer des balayettes ». Il n’y a pas de hasard. 

 

En 1969, l’iconoclaste Robert Filliou s’intéressait déjà à l’art ménager. Dans le cadre d’une exposition de groupe intitulée « La fête à la Joconde », ce membre du mouvement Fluxus présente un assemblage devenu célèbre : un balai-brosse, un seau, une serpillière et un écriteau accroché au balai portant l'information « La Joconde est dans les escaliers », réduisant avec humour et insolence l’icône du Louvre à la condition de concierge. Le 1er mai 1972, l’Allemand Joseph Beuys empoigne lui-même un balai-brosse rouge vif pour ramasser avec deux étudiants les détritus laissés après une manifestation de l’opposition communiste sur la place Karl Marx à Berlin-Ouest. L’idée de ce balayage est de dépoussiérer les idéologies. Un souci de faire place nette que l’artiste applique aussi bien au marxisme qu’au capitalisme d’ailleurs.

De son côté, le Centre Pompidou n’est pas le dernier à balayer devant sa porte. Le mardi, quand le bâtiment est fermé au public, les équipes de nettoyage passent un bon coup de plumeau sur les tableaux, les sculptures et les installations. En 2015, le Musée avait consacré une rétrospective au plus grand spécialiste du ménage dans l’art contemporain : Jeff Koons. Ses aspirateurs Hoover présentés au dernier étage ont étonné plus d’un visiteur. Pour l’artiste américain, il s’agit de célébrer la culture de masse à travers un objet ménager du quotidien. Alignés dans des vitrines en verre impeccablement nettoyées, une chose est sûre, ses appareils ne risquent pas de prendre la poussière. ◼