Skip to main content

Au 8, rue Saint-Victor, dans l'atelier parisien de Shirley Jaffe

En 1969, la peintre américaine Shirley Jaffe s'établit rue Saint-Victor dans le 5ème arrondissement à Paris. C'est là, dans ce petit atelier-appartement qu'elle conçoit jusqu'à la fin de sa vie ses grandes toiles abstraites, colorées et rythmiques. Décédée en 2016 à 92 ans, elle laisse une œuvre riche, dont témoignent douze tableaux versés par dation au Musée national d’art moderne en 2020, et que l'on peut enfin découvrir pour la première fois dans l'exposition « Shirley Jaffe, une Américaine à Paris ». Quelques années avant sa disparition, la journaliste Brigitte Ollier avait eu le privilège de rencontrer cette immense artiste.

± 9 min

Pas de magnétophone, un carnet de notes et mon trac en bandoulière. C’est ainsi que je suis allée à la rencontre de Shirley Jaffe, un mardi de juillet 2013, dans son atelier-appartement du cinquième arrondissement à Paris, à deux pas du quartier cinéphile de la rue des Écoles. Mes souvenirs sont flous, mais ils le sont toujours, car s’y emmêlent, de manière irraisonnée, ce que j’ai vu et rêvé simultanément. J’ai cru monter un escalier aux marches médiévales, franchir un couloir sombre avant d’arriver dans un espace très haut, et bien trop grand. L’espace — qui m’a paru si grand — ne l’était pas, mais il évoquait le vide et l’austérité, comme ces lieux monastiques qui imposent une retenue dès le seuil franchi. 


J’étais donc chez Shirley Jaffe, chez elle et sur son lieu de travail. Elle était fidèle à son reflet photographique, des yeux qui prenaient aussitôt les vôtres, un sourire accueillant, et des mains fines, délicates, musicales. L’atelier était aussi son appartement, et nous nous sommes assises, elle sur un canapé en version écossaise, moi sur une chaise. C’était un matin calme. Elle parlait français avec un fort accent américain, et comme déterminée à n’employer aucun mot de sa langue natale. Je l’écoutais, je notais, je me sentais au milieu d’un roman de Willa Cather, peut-être Mon Ántonia, dont elle aurait pu être l’un des personnages, tant sa ténacité était perceptible. Elle était imperméable aux clichés et aux questions convenues qu’elle accueillait malicieusement, lançant son légendaire « Je ne sais pas ! » ou déployant les bras avec l’agilité d’une diseuse de bonne aventure. L’atelier enveloppait sa silhouette menue de mystère.

Nous étions entourées de toiles, de grandes toiles, dont la plupart étaient retournées contre le mur, et il était question de parler de peinture. C’était étrange. Les tableaux allaient-ils se remettre à l’endroit ? Mais rien ne bougeait, l’atelier n’était pas une mini-galerie réservée aux collectionneurs, encore moins une vitrine pour les apprentis-Houdini, c’était son territoire. Des pinceaux, des pots emplis de multiples choses, des tas de papiers, beaucoup de livres, de catalogues, des cartons d’invitation, des journaux, le New York Times, sa lecture quotidienne… 

 

Peindre est un moment de réflexion, ou mieux, c’est un moment de distance.

Shirley Jaffe


Nicola Lo Calzo, qui l’a photographiée pour le quotidien américain en 2015, un an avant sa mort, raconte combien cette « femme si occupée » l’avait touchée : « Elle peignait quand je suis arrivé, et s’est remise à peindre dès que j’ai rangé mon matériel. Elle était à l’aise avec l’appareil-photo, et s’est mise en scène sans que je la dirige. Elle savait très bien comment poser, je crois qu’elle s’en fichait un peu, à l’improviste, elle est même montée sur un escabeau… Elle a voulu ranger ses pinceaux en désordre sur une table, mais je lui ai demandé de ne rien changer. J’ai été frappé par la modestie de son atelier, qui m’a semblé peu lumineux et sa solitude. Ou plutôt que solitude, elle était en autarcie dans son espace, en entropie, elle produisait l’énergie dont elle avait besoin. »

Shirley Jaffe travaillait tous les jours, de préférence le matin. Besoin de silence (« Le silence est important, mais je ne saurais dire pourquoi »), et de concentration (« Peindre est un moment de réflexion, ou mieux, c’est un moment de distance »). Et quand elle ne travaille pas ? « Je regarde le monde, je sors, je suis dans la rue, face à toutes les images qui défilent… Que faire avec toutes ces choses que l’on aperçoit, dehors, ou ici, par exemple, ce passage du vent sur les arbres devant les fenêtres ouvertes ? La nuit, ça change et ça me donne des idées. Peut-être qu’un jour je me servirai de cette image non pas comme elle est, mais comme elle pourrait être. Oui, quelquefois, c’est juste, j’emmagasine des images. ». Dehors, le monde moderne ; ici, l’atelier aux fenêtres sur l’ailleurs, platanes, moineaux, murmures de l’été. Une vie en mouvement, la peinture comme un champ d’expériences.


Elle vit depuis longtemps à Paris. Elle y est arrivée avec son mari fin 1949, par bateau, après des études à la Cooper Union Art School, à New York (diplôme en 1945). Elle se préparait à y retourner, comme elle l’avait précisé à Frédéric Paul (commissaire de l'exposition, ndlr), lors de son exposition en 2008 au FRAC Auvergne puis au Domaine de Kerguéhennec, car elle pensait que New York était « l’endroit où les choses allaient se passer. Pour des raisons personnelles, je suis restée en France et, après, il y a un moment où l’endroit où l’on est n’a plus d’importance, et l’on fixe domicile à l’endroit où l’on peint, pourvu qu’on soit baigné dans un climat stimulant. »

 

New York était l’endroit où les choses allaient se passer. Pour des raisons personnelles, je suis restée en France et, après, il y a un moment où l’endroit où l’on est n’a plus d’importance, et l’on fixe domicile à l’endroit où l’on peint, pourvu qu’on soit baigné dans un climat stimulant.

Shirley Jaffe


Stimulation ? Peut-être celle de ses compatriotes, venus après-guerre à Paris ; celle de ses pairs réunis autour de Jean Fournier (1922-2006), dans l’oasis de sa galerie de la rue du Bac, puis de la rue Quincampoix. Ils se nomment Joan Mitchell, Jean Paul Riopelle, Sam Francis, James Bishop… Et se retrouvent parfois au Centre culturel américain, rue du Dragon, rendez-vous d’une génération tournée vers le cinéma, la photographie, la littérature, l’art. Un an après son ouverture, en 1958, Shirley Jaffe y exposera avec Sam Francis et Kimber Smith. Huit ans plus tard, voici sa première exposition en solo chez Jean Fournier : « Quand j’ai commencé, c’était toujours dramatique de faire un accrochage, et, avec le temps, tout s’est simplifié. Comme j’accroche les œuvres à l’atelier et que je vis avec, elles me deviennent si familières qu’il m’est possible de les imposer aux autres. Et puis je n’hésite plus à envisager un accrochage avec des contrastes, avant, je n’avais pas cette possibilité en tête, je donnais moins d’indépendance à mes tableaux. » 

Il y a une sorte d’immédiateté avec la peinture – et plus encore avec les œuvres sur papier - de Shirley Jaffe. Peut-être parce que s’y lit intensément ce qui a été accompli. Pas d’obstacle, il ne s’agit pas de sauter des haies, le tableau est là, dans son entièreté, son présent. C’est ce présent qui offre au spectateur un rôle sur mesure : à lui de voir. Inutile de compter sur Shirley Jaffe pour lui indiquer des pistes sur d’éventuelles influences, ou sur les interprétations possibles de son œuvre, ou sur le choix des titres. Oui, elle aime Bonnard, Matisse, Picasso, mais aussi Kandinsky, et tant d’autres. Oui, elle aime Paris (plus que la campagne), son énergie, son agitation chronique. Oui, elle aime la France, sa littérature, ses musées et ses cafés. Oui, elle aime l’Amérique, et ses amis new-yorkais, jamais oubliés.

 

Dans l’atelier, Shirley Jaffe est chez elle. Tout est dialogue ; tout est correspondance ; tout est ressource. Sur une table, les tubes de couleurs, les pinceaux, les couteaux et quelques boîtes.

 

Dans l’atelier, Shirley Jaffe est chez elle. Tout est dialogue ; tout est correspondance ; tout est ressource. Sur une table, les tubes de couleurs, les pinceaux, les couteaux et quelques boîtes. Là, les tableaux en cours. Elle a cette aisance dans les couleurs, une sorte de distinction, presque ingénieuse, comme s’il ne fallait renoncer à aucune d’elles, et surtout pas à ce blanc qui fait lien diplomatique, en apparence. Autour, se développent des formes qui se jouent les unes des autres, s’assemblant tantôt comme les lignes de la main, tantôt comme une langue de signes au vocabulaire géométrique. Son écriture, un temps gestuelle, s’est construite dans ce qu’elle appelle « un chaos organisé ». Ce qui lui va bien. D’où cette sensation, en face de ses toiles, d’un tempérament vif et paisible, comme si elle ne cherchait pas l’inaccessible, mais l’amplitude d’une position solidaire.


Je n’ai pas posé de question à Shirley Jaffe sur son itinéraire de femme peintre. C’était quelqu’un qui incitait à une discipline spontanée. Pas de bavardage, l’essentiel. S’il fallait résumer l’esprit pionnier de cette artiste, ou du moins s’en approcher, peut-être imaginer que cette Américaine, née Sternstein le 2 octobre 1923 à Elizabeth (New Jersey), a inventé sa propre histoire dans un pays qui lui est devenu proche. Côtoyant l’expressionnisme abstrait, puis élaborant un langage de plus en plus ouvert, de plus en plus cohérent, de plus en plus personnel. Pas sûr que ce « de plus en plus » lui aurait plu. ◼

* Citations extraites de la monographie publiée lors d’une exposition personnelle au FRAC Auvergne et au Domaine de Kerguéhennec (textes de Frédéric Paul et d’Éric Suchère) et d'un entretien pour le quotidien Libération paru le 7 août 2013.