« Artifacts at the End of a Decade », une plongée dans les avant-gardes new-yorkaises des années 1970
Miroirs du passé et rêves de futurs, les capsules temporelles sont l’objet de mille fantasmes. Lorsqu’il évoque l’idée d’une publication collective d’artistes qui devait être une capsule temporelle des arts visuels et sonores à New York dans les années 1970, Steven Watson a très probablement à l’esprit la tentative de communication intergalactique de la Nasa qui embarqua en 1977 à bord des sondes Voyager 1 et 2 un disque d’or des « sons de la terre » de douze pouces de diamètre, au cas où sa trajectoire spatio-temporelle l’amènerait à tomber nez-à-nez avec des extraterrestres doués d’intelligence, d’ouïe — et donc également, munis d’une machine à lire les microsillons.
Le disque d’or de la Nasa a en commun avec les quarante-quatre contributions incluses dans la publication Artifacts at the End of the Decade, l’idée d’artéfact : ni œuvres d’art, ni documents, il s’agit d’objets manufacturés, fabriqués et imprimés avec les moyens de l’époque qui, chacun à leur manière, viennent nourrir ou questionner l’esprit d’une Amérique ancrée dans une course à l’innovation technologique, tant dans la conquête spatiale que dans les industries culturelles.
Si le projet avait été au départ pensé pour être relié et imprimé, le livre prend finalement la forme d’une boîte entoilée de 44 × 36 cm dans laquelle s’empilent des strates différentes et des matériaux très hétérogènes, qui rappellent le contexte de conception et de production de l’œuvre.
Si le projet avait été au départ pensé pour être relié et imprimé, le livre prend finalement la forme d’une boîte entoilée de 44 × 36 cm dans laquelle s’empilent des strates différentes et des matériaux très hétérogènes, qui rappellent le contexte de conception et de production de l’œuvre. Aux traditionnelles impressions offset (notamment une bande dessinée de Robert Crumb, une planche de notations chorégraphiques de Lucinda Childs), d’autres médiums documentent l’apparition sur le marché d’objets d’un genre nouveau souvent liés à l’essor d’une certaine ingéniosité technologique et publicitaire ou de nouveaux modes d’expression tels que le rock ou le graffiti. C'est le cas des deux enregistrements sonores des propositions de Laurie Anderson et Martha Rosler, sur un disque à microsillon flexible. Cet artéfact fait suite à l’invention d’un procédé technique par la société Eva-tone Soundsheed en 1962 qui donne à l’objet l’apparence d’une feuille de plastique souple de cinq grammes — un anti Golden Disk aux destinées essentiellement publicitaires —, qui une fois posée sur un support rigide, pouvait toutefois être lue par un électrophone standard.
En s’enfonçant plus profondément dans la boîte, un morceau de bâche plié et peint à la bombe nous plonge dans une autre réalité : chaque exemplaire de la publication (il y en a cent) contient une partie rectangulaire découpée d’une composition réalisée à la bombe du collectif Soul Artists, du nom d’un local créé par Marc André Edmonds (connu sous le pseudonyme ALI) à l'angle de la 107e rue et de Columbus Avenue, autour de nouvelles pratiques d’arts de rue comme le graffiti. On retiendra ici également le carton rose plié en deux de la styliste Betsey Johnson (proche du Velvet Underground, d’Andy Warhol et de John Cale qui devient son mari en 1968), auquel sont épinglés divers tissus et projets de vêtements faisant écho à une vision féministe nouvelle dans la mode américaine.
La contribution du studio de graphisme Visual Energy (April Greiman et James Odger) proche de la revue Wet de Leonard Koren est centrée autour d’un procédé, le Spacemats, qui facilitait les constructions et les compositions à partir de jeux de superposition, de trames et de collages.
Pour assembler ses artéfacts new-yorkais, Steven Watson a envoyé par voie postale plus de cent cinquante messages à des personnalités du monde de l’art, de la culture et du spectacle new yorkais de l’époque. Une cinquantaine de réponses positives lui parviennent.
Pour assembler ses artéfacts new-yorkais, Steven Watson a envoyé par voie postale plus de cent cinquante messages à des personnalités du monde de l’art, de la culture et du spectacle new yorkais de l’époque. Une cinquantaine de réponses positives lui parviennent.
Photographes, performeurs et performeuses, chorégraphes, stylistes composent la capsule temporelle Artifacts at the End of a Decade, qu’on ouvre plus de quarante ans après son édition en constatant ceci : en se détournant de l’idée que l’objet présenté est forcément assimilable à une œuvre d’art, de nombreuses contributions se font l’écho d’un art pluridisciplinaire vivant, avec une dimension sonore et performative. Du 8 juin au 31 juillet 2022, une exposition dans les vitrines de la bibliothèque Kandinsky (Centre Pompidou, Niveau 3) tente de redonner vie à une douzaine d’artéfacts issus de la publication en les faisant dialoguer entre eux et avec d’autres œuvres et documents issus de la collection du Musée national d’art moderne.
Aux notations chorégraphiques de Lucinda Childs par exemple, pour sa pièce Dance, répondent deux autres contributions d’Artifacts : une grille de Sol LeWitt dont chaque carré équivaut à un jour de la décennie 1970 et une esquisse de Bob Wilson pour la pièce de théâtre The Golden Windows. À travers ces trois planches, se tissent des liens invisibles entre quatre protagonistes qui ont alors travaillé, créé ensemble. Sol LeWitt a contribué à Dance en réalisant un film où les danseurs se déplacent sur une grille, projeté sur scène, sur les interprètes en action. Bob Wilson a conçu le décor d’une autre pièce de Lucinda Childs, Relative Calm (1981), dont nous montrons ici une notation chorégraphique issues des collections du Cabinet d’art graphique. Quant à la pièce The Golden Windows, elle repose sur une musique de Philip Glass qui était déjà le compositeur de Dance. Deux autres artéfacts de la publication de Steven Watson sont par ailleurs liés à l’écriture chorégraphique : la planche de la chorégraphe Jane Comfort propose une notation liée à sa pièce Sign Story qui fait interagir un locuteur en langue des signes avec un lecteur à partir de la nouvelle Many Many Women de Gertrude Stein, tandis que la curieuse partition de David Lusby pour sa pièce Medecine Wheel pour six danseurs et sept chanteurs expérimente une appréhension des rythmes, mouvements à partir d’une écriture circulaire de l’espace chorégraphique.
Grâce à des photographies d’archives (fonds Shunk-Kender, bibliothèque Kandinsky), l’artéfact proposé par le peintre Robert Kushner prend vie : la performance de 1976 documentée ici en image rappelle que sa peinture faisait dialoguer une gestualité calligraphique de la ligne et un intérêt pour les collections de tissus de Matisse avec une implication du corps dans l’espace artistique, liée à l’émergence du « performance art » dans les États-Unis des années 1970. Une autre contributrice d’Artifacts est d’ailleurs liée également à ces nouvelles pratiques, Laurie Anderson, généralement plus connue pour sa carrière de pop star dans les années 1980. Avant cela, l’artiste se fait connaître dans les cercles underground new-yorkais à travers un nouveau type d’art total, mixant les rythmes binaires de la new-wave avec des expériences performatives et poétiques. Ses interventions scéniques sont pensées comme de véritables installations visuelles et sonores ainsi que le suggère sa participation à la Biennale de Paris en 1975 et son dessin de 1977 pour Video Duet (From « Six Rooms », a Proposal) [Duo vidéo de la série « Six Pièces », une proposition]. Anderson participe et initie de nombreux projets au sein desquels on retrouve les expériences de pionniers avant-gardistes autour du son, de la poésie et de la performance comme John Giorno, Nam June Paik, Trisha Brown ou encore une fois Philip Glass.
On peut citer notamment You're the Guy I Want to Share My Money With (1981) — dont les photographies de couverture ont été réalisés par Jimmy De Sana — ou encore The Dial-A-Poem Poets: Big Ego (1978) de John Giorno — disque auquel participe également Bob Wilson —, tous deux dans la collection des nouveaux médias du Musée national d’art moderne.
Les liens entre art expérimental et formats de l’industrie musicale et audiovisuelle sont par ailleurs présents dans deux autres artéfacts de la publication de Steven Watson ; une chanson des Beatles a été retranscrite à la main par Christopher Knowles, faisant allusion aux expériences singulières qu’il mène autour du son et de la musique pop, qu’il s’agisse de ses Typewritings du Top 50 ou de l’enregistrement de « Excerpt from “A Letter to Queen Victoria: The Sundance Kid is Beautiful” » avec, encore une fois, Bob Wilson. Avec On the cusp of the 80s dont la composition s’articule autour d’un disque vinyle flexible, Martha Rosler fait très probablement référence aux propos de Jerry Nachman, journaliste, éditeur du New York Post et éditeur en chef des informations de la chaine de télévision MSNBC, qu’elle cite dans l’un de ses écrits : « In the sixties and seventies all-news radio ha dits place in people’s lives: What was happening in Vietnam? Did the world blow up last night? Who’s demonstrating where?... Now we’re on the cusp of the eighties and things are different. ». L’artiste souligne ainsi que la fin des années 1960 et la décennie 1970 sont peut-être le temps d’une société nouvelle, liée à l’avènement des mass media. À moins qu’il ne s’agisse de l’ère spatialement et artistiquement trouble de la « Nova Convention », titre d’un événement collaboratif de John Giorno en 1978 auquel participe notamment Laurie Anderson et Frank Zappa, qui prend source dans l’univers de la trilogie de science-fiction de Nova Express qu’écrit William Burroughs au début des années 1960, quelques années seulement avant les premiers pas sur la Lune.
Sur la pochette de l’enregistrement vinyle de cette manifestation, une citation de Burroughs issue de son discours lors de l’International Writer’s Conference à Edimbourg en 1962 appelle les artistes et les écrivains à se libérer de ce qu’il voit comme la création d’un nouvel Etat totalitaire électronique par un basculement de l’art et de l’écriture hors des limites de la page imprimée et dans un nouvel espace-temps : « Je suis essentiellement préoccupé par la question de la survie avec les complots Nova, les criminels Nova et la police Nova. Une nouvelle mythologie est possible à l’ère spatiale, où nous aurons encore des héros et des vauriens, en référence aux intentions envers cette planète. Je sens que le futur de l’écriture est dans l’Espace et non le Temps. » ◼
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Contribution de la styliste Betty Johnson à Artifacts at the End of a Decade… [détail], carton rose, tissu, 1980-1981, photo © Steven Watson