Le jardin avant le jardinier

Entre 1944 et 1950, Kemeny exécute une trentaine d’œuvres sur le thème du jardinier, dont treize au cours de l’année 1948. Il semble mettre ainsi en application sa réflexion sur le rapport de l’homme à la nature et l’exigence, qu’il retrouve dans la lecture du Candide de Voltaire, de cultiver son jardin. On peut y voir une métaphore de son mode de vie, partagé jusqu’en 1960, entre deux exercices parallèles : une activité de dessinateur de mode pour la revue suisse Annabelle et son activité artistique, jardin longtemps tenu secret à son entourage zurichois. Et invoquer l’Histoire : Hongrois, juif, fuyant Paris en 1940 comme, dix ans plus tôt, le régime politique de la Hongrie, Kemeny observera sur ces faits un silence plus épais que celui qu’il entretient autour de son œuvre.

En 1947, avec la série « Le jardinier vu par ses amis », il abandonne la peinture (mais se dira toujours peintre), introduisant des matériaux propres aux métiers exercés par ses « amis », comme dans le relief Le Jardinier et sa famille par le mercier (1948, AM 1980-358), où il emploie boutons et galons. Ses « peintures » deviennent progressivement des collages en relief, assemblages de matériaux frustes. Ses expérimentations le conduisent à participer à la première exposition C obra (« Exposition internationale d’art expérimental », Amsterdam, 1949). Il épaissit sa pâte faite de mortier, sable, terre, plâtre, sciure, goudron, et produit des œuvres apparentées à l’Art brut (proche de Dubuffet, il adhère momentanément à la Compagnie de l’Art brut).

Le Jardin avant le jardinier (cat. rais. 2, n° 226) évoque une peinture rupestre où des silhouettes schématisées, réduites aux lignes souples dessinées par des ficelles, s’étirent dans un espace libre et désordonné, animé d’un élan dynamique créé par la disposition diagonale des personnages. Ici, la nature est vierge, figurée par des broussailles constituées d’un entrecroisement de ficelles plus fines. Un relief de la même année, Le Jardinier dans le jardin ordonné , montre une petite figure totémique, isolée au centre des rangées circulaires d’un jardin structuré. Kemeny oppose l’ordre au désordre, l’espace à la terre domestiquée, l’homme originel à celui cerné par le maillage qu’il a façonné. S’inscrivant dans la mouvance matiériste développée à Paris autour de 1950, Le Jardin avant le jardinier témoigne d’abord de l’intérêt de Kemeny pour les cultures primitives. La stylisation radicale des figures, les irrégularités de la matière, dont la tonalité rappelle celle de la terre et de la roche, impriment à l’œuvre une résonance archaïque. Elle est exposée dans son atelier à Zurich avec l’ensemble de la série, en 1949.

Martine Briand

Source :
Collection art moderne - La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne , sous la direction de Brigitte Leal, Paris, Centre Pompidou, 2007