Marlène Huissoud, artiste-designeuse du vivant : « Mon client, c’est l’insecte. »
Pour Marlène Huissoud, née en 1990, tout a commencé dans les Alpes de Haute-Savoie, à Lossy, petit village de la face sud des Voirons. Son père apiculteur, ses grands-parents et arrière-grands-parents fermiers, son internat sur les rives du Léman… le cadre idéal pour éveiller en elle un amour profond du vivant et de la nature. Une fois son bac en poche, de brèves études d’infirmière lui font découvrir l’univers psychiatrique, ce qui la marquera durablement. De l’art thérapie à l’art brut il n’y a qu’un pas. « La répétition des formes, des motifs, comme dans une ruche, m’intrigue. C’est méditatif », dit-elle comme pour revendiquer son amour pour l’obsessionnel – puis de citer pêle-mêle Yayoi Kusama, le Facteur Cheval et son palais naïf, Niki de Saint Phalle et finalement Jean Dubuffet. C’est d’ailleurs dans son fameux Jardin d’Hiver, cocon protecteur aux formes organiques, qu’elle choisit de se faire photographier.
J’ai entrepris de pousser à leurs limites les matériaux produits par des insectes communs, comme l’abeille ou le ver à soie indien.
Marlène Huissoud
Viennent ensuite des études aux Beaux-Arts de Lyon, puis un diplôme en Material Futures au Central Saint Martins College of Art and Design, à Londres, où elle découvre un mode de fonctionnement plus ouvert, davantage en résonance avec son approche inédite du design-objet. « J’aime laisser libre cours à l’expérimental dans ma pratique », admet la jeune femme à la fois artiste, designeuse et artisane. Ce cursus outre-Manche lui permet de mûrir sa réflexion, comme si l’éloignement de sa Haute-Savoie natale faisait ressortir, chez Marlène Huissoud, ce qui l’avait façonnée : ce lien intime à la nature et au vivant. « C’est à ce moment-là que j’ai voulu célébrer les insectes. Le projet From Insects a duré six mois environ. J’ai entrepris de pousser à leurs limites les matériaux produits par des insectes communs, comme l’abeille ou le ver à soie indien. » De la résine récoltée par les premières (transformée en propolis pour colmater les menus interstices de la ruche), elle tire un verre qu’on peut souffler, et ultra résistant, dont est façonnée une série d’objets de table – uniquement des pièces uniques. À partir de la séricine des seconds, une colle naturelle, elle met au point un wooden leather, autrement dit un cuir de déchets d’insectes, en fibres de cocon, vernis à la résine d’abeille, dont les différentes feuilles superposées donnent un matériau similaire au bois. Faire avec le vivant, par le vivant et pour le vivant, tel est son mantra.
« Comment passer de la très petite échelle des insectes à une échelle humaine ? » Au cœur de sa pratique et de son exploration, cette interrogation de Marlène Huissoud met en lumière nos façons de créer et de produire. Ses pièces longuement pensées, qui révèlent de manière éthique les propriétés des ressources naturelles, mettent au défi les façons de produire du design contemporain. Souhaitant donner une présence aux insectes dans le monde humain, comme pour conjurer l’effondrement de leurs populations, elle crée des œuvres qu’ils peuvent peupler, et transformer à leur guise ; The Chair, 2019, est née de sa collaboration avec Robert Francis and Mak Brandon, deux scientifiques du King’s College de Londres, tandis que son œuvre-ruche primitive Beehave, une commande du Science Museum Group, à Londres, lui offre un Wood Award en 2020. Cette œuvre-manifeste, à l’instar de l’ensemble de sa production, dénonce l’industrialisation à outrance de l’apiculture due à l’avènement de la ruche standardisée.
À quoi bon créer alors qu’on a de moins en moins de ressources ? A-t-on vraiment besoin d’une chaise ? Mon client, c’est l’insecte. Qu’aime-t-il ? De quoi a-t-il besoin ?
Marlène Huissoud
Plutôt que de faire valoir les applications industrielles de ses découvertes auprès de grandes firmes, Marlène Huissoud revendique la part éducative de son travail – en témoignent ses nombreuses interventions dans le milieu scolaire où elle anime des ateliers afin d’éveiller les consciences sur la fragilité des écosystèmes : « Mon premier geste, au sein du processus créatif, c’est la pédagogie ; la manière de créer un rapport différent au vivant, de montrer comment vivent les insectes. » Aussi crée-t-elle peu, dans une pure démarche écologique ; deux ou trois œuvres par an, visuellement captivantes, qui mêlent textures organiques et formes modernes. À chaque nouveau projet, associant parfois scientifiques, paysan·nes, apiculteur·trices, l’artiste s’interroge sur la légitimité de l’œuvre à l’aune de son apport au vivant. « À quoi bon créer alors qu’on a de moins en moins de ressources ? A-t-on vraiment besoin d’une chaise ? Mon client, c’est l’insecte. Qu’aime-t-il ? De quoi a-t-il besoin ? » Peu de dessins préparatoires avant la pièce originale, seulement quelques modèles miniatures, comme une mémoire.
Dans une démarche différente de celle du biomimétisme, son observation attentive des insectes lui permet d’aller au-delà de la copie. Récemment, son installation Mamá, véritable sanctuaire dédié aux abeilles Melipona, originaires de la péninsule du Yucatán et vénérées dans la culture maya, implique à parts égales l’artiste (l’ouvrière), la faune et la flore, créant une harmonie du vivant. En perpétuelle transformation au fil des saisons, ce foyer sacré niché au cœur du musée Sfer Ik (Mexique) invite, selon l’artiste, à « repenser notre coexistence avec les autres espèces ». Car ce sont les abeilles, et elles seules, qui ne cessent de modeler à leur guise les trois cents kilos de bouse de vache qui constituent Mamá.
Récemment, son installation Mamá, véritable sanctuaire dédié aux abeilles Melipona, originaires de la péninsule du Yucatán et vénérées dans la culture maya, implique à parts égales l’artiste (l’ouvrière), la faune et la flore, créant une harmonie du vivant.
Toujours en mouvement, Marlène Huissoud s’est résolue à quitter le fracas de la ville pour retourner s’installer au vert, dans les Alpes. On lui sait l’envie de publier un petit livre pour enfants, sur les insectes bien sûr, sur la biodiversité en général. Mais surtout : « J’ai un projet monumental en Haute-Savoie, pour y créer un monument pour des insectes, sur des terres agricoles de ma famille, en invitant des gens à collaborer. Le projet d’une vie. » Jardin d’Eden, ou arche de Noé… dans tous les cas une véritable célébration du vivant qui annonce déjà un travail de fourmi. ◼
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Photo © Pierre Malherbet