L'intelligence artificielle, ou les enjeux du futur
Avec « Mutations/Créations », le Centre Pompidou se transforme une fois par an, en laboratoire de la création et de l’innovation à la frontière des arts, de la science, de l’ingénierie. Au printemps dernier, la quatrième édition réunissait artistes, ingénieurs et scientifiques autour de l’intelligence artificielle. L’exposition « Neurones, les intelligences simulées » soulignait la continuité des recherches d’artistes, d’architectes, de designers et de musiciens avec celles développées par les grands laboratoires scientifiques ou ceux du monde industriel.
Quels étaient les enjeux de cette exposition ?
Frédéric Migayrou— L’exposition « Neurones, les intelligences simulées » mettait en perspective les créations les plus contemporaines, innovations technologiques comme applications industrielles, dans une forme d’archéologie de l’intelligence artificielle, sur une période d’une cinquantaine d’années. Au travers des œuvres d’artistes, l’exposition présentait un regard critique sur les technologies de simulation de l’intelligence. Il s’agissait de démystifier l’idée même d’intelligence artificielle, omniprésente aujourd’hui, en faisant se confronter l’intelligence humaine avec la simulation mécanique, machinique puis informatique. Afin de ne pas fantasmer sur l’intelligence artificielle, il faut d’abord en comprendre la source logique et mathématique. C’est une histoire longue et continue, qui aboutit aujourd’hui à la possibilité d’avoir des intelligences embarquées, des assistances dans une voiture par exemple.
L'intelligence artificielle est un système de simulation, en aucun cas un système de substitution à l'intelligence humaine.
Toute l’exposition mettait au jour la continuité d’une évolution des réseaux neuronaux dans le domaine computationnel, aussi bien pour les neurosciences que pour les applications développées aujourd’hui dans le domaine de l’intelligence artificielle et du Deep Learning. Donnons au public la lisibilité d’une histoire, et montrons que l’intelligence artificielle est un système de simulation, mais en aucun cas un système de substitution à l’intelligence humaine. L’exposition revenait sur le passage d’un âge de la machine et du machinisme, hérité du 19e siècle, à l’âge de l’information et du traitement de l’information, soit l’âge des data.
Comment s’organisait l’exposition ?
FM— Autour de cinq grands axes de recherche, définis par des champs de références historiques sous forme de graphes mettant en correspondance la chronologie des innovations et des créations. Ils dessinent une généalogie de la simulation de l’intelligence. Un premier graphe s’attachait aux représentations historiques du cerveau, à travers une cinquantaine d’images. Les publics pouvaient y voir des représentations du cerveau à toutes les époques, et notamment à la Renaissance, des gravures ou des dessins. Mais aussi un vrai cerveau dans le formol, et la Tête mécanique de Raoul Hausmann. Cette œuvre préfigure l’idée de la mécanisation de la pensée. Un second graphe souligne l’intérêt constant des innovateurs du domaine computationnel pour la logique du jeu (échecs, go, etc.), et sa transcription à travers des arbres de décision. Nous présentions aussi les arbres de décision de Deep Blue, le premier superordinateur spécialisé dans les jeux d’échecs conçu par IBM, et qui gagne contre le champion Garry Kasparov en 1997. C’est là un vrai point de rupture, le moment tant attendu par les chercheurs depuis près d’un siècle, où l’intelligence de la machine aurait dépassé celle de l’homme… Et puis nous présentions les recherches de DeepMind, la société britannique spécialisée en intelligence artificielle du neuroscientifique Demis Hassabis, rachetée par Google, qui a créé le programme AlphaGo et développé le jeu en ligne StarCraft par exemple, bien connu des gamers.
Ensuite, l’exposition s’attachait à raconter l’essor de la cybernétique et du développement de robots mobiles interagissant avec leur environnement. Nous avons appelé ça le cyberzoo, soit une collection de représentations d’animaux cybernétiques, inventés par Norbert Wiener ou Claude Shannon notamment, qui sont en réalité les premiers robots. Des coccinelles, des souris, un renard électronique… Nous avons omis volontairement les robots anthropoïdes, car trop synonymes de fantasme de la dépossession des facultés de l’homme par la machine.
Le quatrième graphe sur l’extension de l’esprit rendait compte de la simultanéité des recherches militaires et artistiques sur les facultés cognitives. On pouvait voir notamment des œuvres psychédéliques de Richard Aldcroft, le casque Mind Expander du groupe viennois Haus-Rucker-Co, ou les travaux du musicien Alvin Lucier. Quant au dernier graphe, consacré aux classifications de la connaissance sous forme d’arbres et de schémas des réseaux de neurones, il montrait l’importance de l’histoire des simulations statistiques et de la logique dans le déploiement de l’intelligence artificielle.
Quel est justement le rôle des artistes ?
FM— Les artistes sont en première ligne, car ils ont une capacité d’expérimentation, d’inventivité et aussi de prescription d’autres usages alternatifs, une capacité critique et innovative. La question, c’est de savoir comment les créateurs et les créatrices s’approprient ces technologies, et aussi les modes de pensée qui vont avec. Et comment ils peuvent construire un discours critique qui peut amener le public à lui-même s’interroger sur ces technologies. Nous présentions notamment les travaux de la vidéaste chinoise Lu Yang, autour de la manipulation du cerveau, et les images du photojournaliste Maxime Matthys, qui interrogent les dérives de la reconnaissance faciale en Chine, avec la question des Ouighours. Des applications de l’intelligence artificielle comme DeepFace sont des outils incroyables, mais évidemment l’instrumentalisation de ces applications par des systèmes politiques totalitaires peut s’avérer dangereux.
Va-t-on un jour réellement décoder le cerveau humain ?
FM— La compréhension totale du fonctionnement du cerveau humain n’est pas pour demain. Avec le système de simulation du cerveau mis en place par l’ambitieux Human Brain Project, les chercheurs suisses s’aperçoivent que, malgré la complexité qu’ils savent gérer grâce à des ordinateurs aux capacités de calcul considérables, ils sont encore loin de simuler des modèles d’intelligence propres au cerveau humain. ◼
À lire aussi
Refik Anadol, Engram : Data Sculpture, 2018
© Refik Anadol
Commissariat
Frédéric Migayrou
Directeur adjoint du Musée national d'art moderne, chef du service architecture et design
Camille Lenglois
Attachée de conservation, service architecture du Musée national d’art moderne