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L'histoire secrète du plafond de l'Opéra signé Chagall

En 1962, André Malraux confie à Marc Chagall la réalisation d'une fresque monumentale pour orner le plafond du Palais Garnier. Inaugurée en septembre 1964, l'œuvre est une véritable symphonie de couleurs, hommage du peintre à la musique, sa passion. Dons de la famille Chagall au Musée national d'art moderne en 2022, les exceptionnels dessins et maquettes préparatoires témoignent du foisonnement créatif de l'artiste. Ils sont présentés lors de l'exposition « Chagall à l'œuvre ». Retour sur la genèse d'un chef-d'œuvre qui déchaîna les passions.

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L'

histoire est belle. Un soir de février 1960, André Malraux assiste à l'Opéra de Paris à Daphnis et Chloé, un ballet de Ravel dont les décors et les costumes sont signés Marc Chagall. Passablement ennuyé par cette soirée de gala donnée en l’honneur du président de la République du Pérou, Malraux, qui goûte peu l’art lyrique, regarde le plafond. Depuis 1875, un décor signé de l’artiste Jules-Eugène Lenepveu habille la monumentale coupole du temple de l’art lyrique. « Classique », « pompier » (c’est selon), le Palais Garnier est le symbole du style Napoléon III. Le ministre des Affaires culturelles de De Gaulle a alors eu une idée audacieuse : confier à son grand ami Chagall la réalisation d’une fresque pour recouvrir celle de Lenepveu. À l’entracte, Malraux en parle au peintre, qui à cette époque travaille sur les vitraux d’une synagogue à Jérusalem. Entre 1919 et 1921, celui-ci avait participé à la rénovation du théâtre juif de Moscou. Les deux se connaissent depuis 1924, date de la première exposition personnelle à Paris de l’artiste d’origine russe. Mais à 75 ans, Chagall, au sommet de sa notoriété, hésite.

 

Un soir de février 1960, André Malraux assiste à l'Opéra de Paris à Daphnis et Chloé, un ballet dont les décors et les costumes sont signés Marc Chagall. Passablement ennuyé par cette soirée de gala donnée en l’honneur du président de la République du Pérou, Malraux, qui goûte peu l’art lyrique, regarde le plafond.

 

En 1962, la commande est néanmoins officiellement passée. Dès l’annonce, la presse se déchaîne, anciens et modernes se querellant sur la pertinence de l’entreprise. Après une longue période de réflexion, le peintre, qui réside désormais à Saint-Paul-de-Vence, se met au travail, réalisant des dizaines d’esquisses dans des techniques variées (crayon, encre, gouache, feutre, collages) et des maquettes. C’est notamment cet ensemble d'œuvres (trente-neuf dessins en tout, auxquels s'ajoutent d'autres œuvres liées notamment au ballet L'oiseau de feu, tout comme cinq céramiques et sept sculptures) qui est présenté dans l’exposition « Chagall à l’œuvre ». Le tout est entré en collection en 2022 grâce à la générosité de Bella et Meret Meyer, les petites-filles de l’artiste.

En janvier 1963 à la Manufacture des Gobelins, Chagall et sa petite équipe de peintres-décorateurs (Roland Bierge, Jules Paschal et le jeune Paul Versteeg) s’attèlent à la réalisation des vingt-quatre toiles monumentales. Fixées sur des panneaux de résine de polyester amovibles, elles composent le nouveau plafond qui viendra camoufler sans l'abîmer l'œuvre de Lenepveu (en 2023, une polémique lancée par les ayant-droits du peintre réclame que la fresque originale soit à nouveau visible, ndlr).

 

Sur ces vingt-quatre triangles narratifs et colorés, on croise Godounov, Berlioz, Ravel, Debussy, Wagner, Moussorgski, Stravinsky, mais aussi des scènes tirées de la Flûte enchantée, du Lac des cygnes, de Giselle, Roméo et Juliette... Car la musique joue un rôle fondamental dans l’œuvre de Chagall. Etroitement liée à sa vocation d’artiste, elle est à la fois source d’inspiration et sujet récurrent. Elle est surtout une nouvelle façon de penser l’image. Dans son récit autobiographique Ma vie (1923), Chagall écrit ainsi « moi-même, je deviens un son », et affirme « Il faut faire chanter le dessin par la couleur ». Il associera toujours intimement la musique aux arts visuels et entretiendra, sa vie durant, un dialogue continue avec les chorégraphes de son temps. 

 

Il faut faire chanter le dessin par la couleur.

Marc Chagall

 

Penché, accroupi, marchant sur les 220 m2 de toiles, Chagall travaille sans relâche, laissant éclater son inspiration et son goût pour cette couleur qui exprime tout son attachement à la ville-Lumière : « En Russie, tout est sombre, brun, gris. En arrivant, je fus frappé par le chatoiement de la couleur, le jeu des lumières et j’ai trouvé ce que je cherchais aveuglément, ce raffinement de la matière et de la couleur folle. » À Paris, « choses, nature, gens, éclairés de cette “lumière-liberté” baignaient, aurait-on dit, dans un bain coloré », disait-il.

 

Le chantier avance dans le plus grand secret, et la presse est tenue à l’écart. Seules la fille de l'artiste, Ida, et sa petite-fille Meret (9 ans à l’époque), sont admises. Chagall fera une exception pour le photographe Izis, un ami (qui réalise un reportage exclusif pour Paris Match),  et pour Hélène Jeanbrau, la photographe mandatée par le ministère des Affaires culturelles. En août 1963, les gigantesques panneaux sont transportés dans un ancien hangar militaire à Meudon, en banlieue parisienne (aujourd’hui le Hangar Y, ndlr), pour y être assemblés – le tout sous protection militaire. Le chantier du plafond aura duré à peine un an. 

C’est le 23 septembre 1964 qu’a lieu l’inauguration de ce nouveau plafond. Illuminés par le grand lustre central, les personnages de Chagall s’animent en une danse enchanteresse. L'artiste déclare : « J’ai voulu, en haut, tel dans un miroir, refléter en un bouquet les rêves, les créations des acteurs, des musiciens ; me souvenir qu’en bas s’agitent les couleurs des habits des spectateurs. Chanter comme un oiseau, sans théorie ni méthode. Rendre hommage aux grands compositeurs d’opéras et de ballets. » Les critiques fusent. Georges Pompidou, Premier ministre de de Gaulle, est conquis : « Ce plafond dépasse mes espérances. Il introduit dans l’Opéra la couleur et la lumière, quelque chose de neuf. Il rendra à cet salle un attrait plus vivant ». Dans un coin de la fresque, son portrait encadré par une fenêtre bleue, André Malraux jubile discrètement.

 

Ce plafond dépasse mes espérances. Il introduit dans l’Opéra la couleur et la lumière, quelque chose de neuf. Il rendra à cet salle un attrait plus vivant.

Georges Pompidou

 

Pour Anne Monfort-Tanguy, commissaire de l’exposition : « Ce plafond, c’est Chagall. C’est son autobiographie, c’est sa vision de Paris. Tous les artistes qu’il aime sont représentés ainsi que les monuments parisiens qui sont importants pour lui, comme la Tour Eiffel, sujet de la modernité, des cubistes, de Delaunay… Avec ce plafond, il rentre littéralement dans l’architecture de Charles Garnier. Jusque-là, il n’avait travaillé que sur la scène, là il est dans la salle. Espace mouvant, fluide, presque cinématographique, ce plafond est une forme d’œuvre d’art totale ». Contrairement aux rumeurs, le peintre ne toucha pas un centime de l’Etat pour ce chef-d’œuvre : « C’était le cadeau de Chagall au pays qui l’a accueilli. Un hommage à la France, et à Paris », conclut Anne Monfort-Tanguy. ◼