Alice Anderson : « Le corps est au cœur de mon travail. »
Dans un monde où l’intelligence artificielle préside à la destinée de l’humanité, qu’avons-nous à apprendre de notre corps dans son rapport à l’univers et à ses propres « algorithmes », s’interroge Alice Anderson. En résonance avec les pratiques ancestrales des Indiens Kogis de la Sierra Nevada en Colombie, où elle a souvent séjourné, elle crée ses œuvres lors de danses-performances, tantôt fulgurantes, tantôt méditatives. En activant par des gestes précis certains objets technologiques ou des formes choisies, l’artiste les « mémorise » avec du fil cuivré, symbole de la connectivité numérique. Ils se muent en autant de Machines spirituelles, statuettes ou totems contemporains, ou encore en tableaux-icônes à la surface métallique tissée de fil coloré. Lors des Danses géométriques, elle établit, seule ou avec d’autres performeurs, une communication profonde avec de vastes toiles en utilisant des éléments peints, issus de données (« data ») architecturales correspondant à des lieux précis, pour créer des motifs. Ces œuvres trouvent un prolongement avec The Ritual of the Shapes, danses-performances au cours desquelles ces peintures monumentales, manipulées, pliées ou froissées, se transforment en sculptures.
Parlez-nous du travail que vous présentez pour l’exposition.
Alice Anderson – J’ai proposé une ramification de travaux, des sculptures et des peintures. Ils ont tous été créés au cours de performances, individuelles ou collectives. La performance met le corps au centre de l’œuvre en tant que vecteur d’humanité dans un monde contemporain engagé vers le tout technologique. Dans un contexte où le machine learning et les algorithmes président aux destinées de l’humanité, qu’avons-nous à apprendre de notre corps dans ses propres algorithmes et dans son rapport à l’univers ? Comment donner corps aux dimensions immatérielles qui nous habitent ? Le corps est au cœur de mon travail. En cherchant à comprendre le lien entre mouvements corporel et cérébral, j’ai commencé à étudier la culture ancestrale des Kogis. Ils ont la particularité de retisser chaque jour le monde au fil de coton. Cette communauté vit en harmonie cosmique avec son environnement. Leurs combats écologiques, leur conception de l’existence, leurs rituels et leurs coutumes ont forgé ma réflexion sur le changement de civilisation que nous vivons. En 2011, j’ai développé ma technique de mémorisation avec le fil cuivré, le cuivre symbolisant les connexions cérébrales et technologiques. Ces mouvements ont produit des types de tissages autour d’objets, de fragments d’architectures, de géométries. Ces mouvements génèrent certaines formes de pensées.
Vous êtes franco-britannique, pouvez-vous nous parler de vos débuts, et de votre parcours ?
AA – L'art est un langage universel qui n’a ni nationalité ni frontière. J’ai toujours pensé en images et toujours vu en géométries. Depuis mon plus jeune âge, les objets et les espaces résonnaient en moi de façon très particulière et c’est par la peinture et la danse que j’ai commencé à comprendre l’espace et les objets qui l’habitaient. Mon parcours part de là. J’ai commencé par l'art avant tout autre chose. L'art s’impose à vous et rien ne peut changer cela.
Quelle œuvre d’art a marqué votre pratique ?
AA – La grotte Chauvet, en Ardèche, assurément. Avec ses surfaces convexes qui donnent un mouvement particulier aux peintures faites d’ocre rouge ou de charbon de bois. Ces reliefs, ces anfractuosités, ces rythmes géologiques de la grotte, je les ai retrouvés dans la Sierra Nevada, en Colombie. C’est dans une grotte que les jeunes Kogis font leur initiation pendant des années avant de devenir « mamos », chaman. La grotte représente le commencement du monde.
Je ne fais aucune différence entre l'art et la vie, l'art et la nature, l'art et le cosmos.
Alice Anderson
Comment travaillez-vous ?
AA – Je ne fais aucune différence entre l'art et la vie, l'art et la nature, l'art et le cosmos. Je travaille partout et en permanence, mais j’aime aller à l’atelier tous les jours. Quand je ne peux pas m’y rendre, la journée me semble perdue. L'art se manifeste à moi de façon surprenante. J’atteins des états de conscience modifiée que ce soit par des mouvements lents et méditatifs avec les sculptures de fil ou par des mouvements rapides générés par ma pratique de peinture. Je performe/danse sur plusieurs surfaces à la fois jusqu’à ne plus savoir où je me trouve. Ces moments sont uniques, et il me faut du temps pour « redescendre », pour revenir à la réalité commune. Je ne mange que lorsque je rentre chez moi pour répondre aux projets. Je ne sors pratiquement jamais pour pouvoir recommencer très tôt le lendemain. Vu de l’extérieur, ça peut paraître austère mais en fait ce que je vis dans le studio est transcendantal, si essentiel pour moi que le reste m’apparaît secondaire.
Je crois sincèrement que, dans les changements de sociétés que nous vivons, l'art joue un rôle prépondérant. La culture étant l’un des biens les plus précieux de l’humanité.
Alice Anderson
En quoi croyez-vous ?
AA – Je crois profondément en l'art, à cette force supérieure qui engendre forme et pensée. Je crois sincèrement que, dans les changements de sociétés que nous vivons, l'art joue un rôle prépondérant. La culture étant l’un des biens les plus précieux de l’humanité.
Votre pratique est associée au mouvement « post-digital »… Que signifie ce terme pour vous ?
AA – Mon travail est une hybridation entre la profusion symbolique de certaines cultures ancestrales et l’inventivité inouïe du monde technologique. De fait, la période dans laquelle nous vivons est post-digitale. Il est clair que nous vivons l’une des plus grandes, si ce n’est la révolution majeure de l’humanité. Pour quels lendemains ? Je m’interroge sur les déséquilibres et les inégalités que ces bouleversements engendrent, et aussi sur la place que nous devons leur accorder. La technologie nous offre bien sûr des progrès dans de nombreux domaines, mais comment ne pas penser à l’exploitation par l’intelligence artificielle de toutes nos données personnelles stockées dans les data centers qui, par ailleurs, consomment beaucoup d’énergie et contribuent au réchauffement climatique, et aux GAFA qui « dirigent » nos vies ? Cela met en lumière un problème démocratique de premier plan. Quelle humanité souhaitons-nous ? Quelle société voulons-nous ? Quelle place l’humain va-t-il y tenir ? Quelle est la place du corps aussi ? Le corps, comme lieu de résistance ? « Toute l’histoire du monde est dans votre corps », a dit l'artiste Kiki Smith. Il faut préciser : depuis les poussières d’étoiles jusqu’à la virtualisation… Sans nostalgie aucune, je cherche à mémoriser un monde matériel en train de disparaître, un monde que la digitalisation est en train d’engloutir comme une Atlantide. Pour moi, ce monde matériel détient un lien avec notre existence physique.
Que signifie d’être exposée au Centre Pompidou, avec ces trois autres artistes nommés pour le prix Marcel Duchamp ?
AA – C’est une étape importante et c’est aussi le privilège d’avoir pu saluer la mémoire de cet être visionnaire qu’est Marcel Duchamp. ◼
Prix Marcel Duchamp 2020
Alice Anderson, Hicham Berrada, Kapwani Kiwanga, Enrique Ramírez
7 octobre 2020 - 4 janvier 2021
L'édition du prix Marcel Duchamp 2020 est à double titre exceptionnelle. D’une part, parce qu’elle signe vingt années d’un travail généreux pour la mise en valeur de la scène artistique française par L’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l'art français), avec la collaboration du Centre Pompidou, d’autre part parce qu’elle s’est construite sous le signe d’un événement inédit, la pandémie, qui a bousculé nos vies, nos valeurs et notre rapport au temps. Fait du hasard, c’est en particulier la question du temps qui traverse la démarche des quatre artistes présentés, dont la rencontre au sein de cette exposition ne procède pas d’un regroupement thématique – c’est la règle du jeu –, mais de la sélection d’un comité. Alice Anderson crée ses œuvres à partir de danses-performances proches de rituels aux temporalités variées ; Hicham Berrada se projette par-delà les temps géologiques pour imaginer des activités chimiques souterraines productrices de paysages merveilleux ; Kapwani Kiwanga déjoue les récits fabriqués de l’histoire pour livrer autant d’alternatives à la construction de la mémoire ; Enrique Ramírez, quant à lui, prône l’incertitude comme un état transitoire porteur de promesses d’une nouvelle manière de voir le monde.