Rythme coloré

La réalisation d’un film abstrait suscite très tôt l’intérêt de Léopold Survage. Peintre d’origine finlandaise installé en 1908 à Paris, où il gagne sa vie comme pianiste, il est en réalité le premier artiste en France à s’intéresser concrètement à un tel sujet. Il travaille ainsi, entre 1912 et 1914, à une série d’études colorées où apparaissent des formes incurvées soumises à des transformations fluides et organisées en séquences rythmiques, suggérant un phénomène de métamorphose organique d’une image dans une autre : ces projets sont conçus comme de simples repères à partir desquels une série de dessins intermédiaires doivent être réalisés afin d’aboutir à la réalisation d’un film : « Pour une séquence de trois minutes, il est nécessaire d’enregistrer de 1 000 à 2 000 images… C’est beaucoup ! Mais je ne prétends pas les réaliser toutes moi-même. Je ne donne que les paliers nécessaires », dira Survage en 1929. Sollicitée en 1914, la firme Gaumont ne donne pas suite à ce projet.

À cette date, Survage fait paraître dans Les Soirées de Paris, la revue éditée par Apollinaire, un manifeste intitulé « Le rythme coloré », dans lequel il déclare : « L’élément fondamental de mon art dynamique est la forme visuelle colorée, analogue au son de la musique par son rôle. » Le déroulement chronologique induit une analogie entre ses Rythmes colorés et les sonorités et le rythme musicaux, annonçant ainsi l’introduction du temps dans l’espace de l’œuvre plastique. Mais Survage précise que ses compositions chromatiques ne sont pas la transposition d’un schéma musical : il s’agit bien d’un art autonome, même si celui-ci s’appuie sur des dispositifs qui opèrent également en musique. Selon lui, la forme visuelle colorée est déterminée par trois facteurs : « la forme visuelle proprement dite (abstraite) ; le rythme, c’est-à-dire le mouvement, et les transformations de cette forme : la couleur. » Les Rythmes colorés sont constitués d’éléments géométriques simples, de formes linéaires et circulaires en devenir, qui se combinent et se transforment en rencontrant d’autres formes : Survage en renforce l’aspect dynamique en laissant apparents des tracés qui strient l’espace en larges balayages verticaux ou horizontaux, imprimant un mouvement permanent et uniforme à l’ensemble. « On croirait assister, écrira Blaise Cendrars, à la naissance même du monde. » Avec la centaine de dessins réalisés, Survage établit un répertoire non figuratif qui, au-delà des analogies formelles avec les dessins des fondateurs de l’abstraction (Kupka, Léger, Kandinsky ou Delaunay), participe, au même titre que les rouleaux peints par Richter et Eggeling à la fin des années 1910, d’une reformulation de la problématique du film à partir du champ de la peinture, hors du dispositif de l’enregistrement et de la projection.

Philippe-Alain Michaud

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008