Entretien avec Camille Morineau
Art et féminismes
Vanessa Morisset — Avez-vous le sentiment aujourd'hui d’un réel changement dans la réception des expositions d'artistes femmes par rapport à l'exposition « elles@Centrepompidou » dont vous étiez commissaire en 2009 ?
Camille Morineau — Oui, un grand changement dont je me réjouis. En 2009, les équipes du musée (la conservation, la direction et la communication) étaient inquiètes au sujet de la réception de l’exposition qui selon certains collègues pouvait potentiellement déclencher des manifestations d’artistes hommes que l’on « expulsait » du musée.
Au final, la réception a été excellente et cela a rendu possible pas mal d’expositions de collections collectives d'artistes femmes qui, encore au moment de l’exposition « elles@Centrepompidou », pouvaient être critiquées comme ghettoïsant les artistes selon leur genre.
Il s’agissait bien au contraire de montrer à quel point les femmes étaient diverses dans leurs pratiques, qu'elles avaient fait partie de tous les mouvements, de tous les styles et qu'elles avaient aussi abordé tous les sujets.
Une exposition collective d'artistes femmes n’est plus critiquée en tant que telle. On parle aujourd'hui assez ouvertement du féminisme alors qu’en 2009, c'était encore un mot négatif en France. C'est un terme que j’utilisais avec précaution. Au moment de l'exposition, je disais que je travaillais sur un pan de l'histoire de l'art qui avait été maltraité, le genre féminin. Mais je faisais très attention à ne pas utiliser le mot « féministe », à l'exception d'une conférence que j'avais faite au MoMA avec mes collègues américains.
Le public américain est familier des études sur le genre, appelées Gender Studies, qui sont très établies depuis les années 1980. Le public était alors beaucoup mieux informé sur ces questions. J'ai donc expliqué ma stratégie qui n’était pas vraiment de me positionner comme féministe, mais d’être dans une relative discrétion parce que je ne voulais pas apparaître comme une activiste, mais plutôt comme une historienne de l’art. D’une certaine manière je suis les deux, alors qu’à l'époque c'était compliqué. Aujourd’hui, on assiste à une bien meilleure réception. Beaucoup plus d'artistes femmes sont exposées sous forme de monographies ou d'expositions collectives.
Il y a aussi des dialogues entre les générations, avec beaucoup de redécouvertes et de publications. La réception critique est généralement très positive.
Le dernier exemple qui me semble éclairant, presque théâtral, a eu lieu pendant la Biennale de Venise de 2022 où une majorité d'artistes étaient des femmes. Tout le monde a trouvé cela normal. Cela prouve bien que le chemin parcouru est en faveur de ce mouvement.
VM — Quels souvenirs gardez-vous du commissariat de cette exposition ?
CM — C'était un moment très fort et intense. Un travail collectif aussi : je rappelle toujours que j'ai travaillé avec cinq collègues conservateurs et conservatrices du Musée (Quentin Bajac, Cécile Debray, Emma Lavigne et Valérie Guillaume). Il y avait également cinq chargés de recherches, dont Nathalie Ernoult, qui était très opérationnelle. Elle avait fait cette magnifique chronologie dans le catalogue. En tout, nous étions dix à travailler sur l’exposition.
On se retrouvait là dans un espace ingrat entre la chaleur et le bruit des imprimantes, à une époque où Internet n'existait pas vraiment. On faisait des impressions des œuvres, de la collection. Beaucoup d'entre elles n'étaient pas reproduites, on avait des œuvres dont on connaissait le titre, le nom, l'artiste, mais pas d'images. Il fallait faire des recherches iconographiques pour voir ce à quoi ressemblait l'œuvre. On s’est confronté aussi au manque de publications sur le sujet.
Mon souvenir, c'est ce travail d'équipe avec énormément de discussions. Je dois dire que je n'aurais jamais réussi à faire « elles@centrepompidou » sans ces neuf personnes avec lesquelles j'ai travaillées. C'était difficile de trouver des thématiques de salle, des chapitres. On se critiquait les uns les autres, c'était des collègues qui avaient chacune leur champ d'expertise. Chacune était spécialiste dans l’ensemble des médiums que nous voulions présenter.
Il y avait l'architecture de la vidéo, du design. On a vraiment aussi représenté la diversité des collections du Musée national d'art moderne. Cela a été une façon de toujours me rappeler que l’on travaille mieux à plusieurs, surtout sur des questions complexes comme celle-ci, parce qu’il y avait aussi un manque d’informations, de publications, et d'outils théoriques pour aborder cette question du travail des artistes femmes. J'avais fait un site internet à l'époque qui n'est plus accessible aujourd’hui, mais qui était un outil pour pallier en partie ce manque.
Je me disais que les visiteurs qui entreraient dans l’exposition auraient besoin d’un contexte. J’avais donc réussi à travailler avec l’INA et les équipes du Centre Pompidou. On a aussi produit des films, des interviews, encore accessibles sur le site elles@centrepompidou.
On avait réussi à réunir du matériel : il y avait une chronologie interactive et des films d'actualité, des biographies d'artistes, des plans de salles. Je dirais que j’'ai travaillé, autant sur l'accrochage que sur le site internet. Enfin est arrivé le catalogue. En sachant que l'exposition a eu trois éditions parce qu’initialement, elle devait durer quelques mois et elle a duré presque deux ans. Comme beaucoup d'œuvres étaient sur papier ou photographiques, il a fallu faire des rotations. En fait, ce qui était aussi assez incroyable et jubilatoire, c'est qu’à partir du moment où l'exposition a été ouverte et que la presse a commencé à être très positive, beaucoup d'artistes, de galeries et d’ayants droit ont voulu que leurs artistes y participent.
Ils me sollicitaient pour pouvoir participer à l’exposition « elles@centrepompidou ». Je leur répondais que ce n’était pas une exposition mais une sélection d’œuvres des collections. Et pour que leurs œuvres entrent dans les collections, cela nécessitait un budget qui n’était alors pas suffisant. Je leur ai donc conseillé de faire un don. Il y a eu un formidable mouvement de dons pendant « elles@centrepompidou » qui nous a permis par exemple de faire une salle sur l'Amérique latine, alors qu'on avait assez peu d'œuvres de cette origine.
Comme je gérais ces acquisitions en même temps que l’exposition, la plupart de ces dons n’ont pas fait l’objet de recherches. Elles n’apparaissent donc pas nécessairement dans le catalogue qui ne fait état que de la première sélection d’œuvres. L’exposition, de par son ambition, m’a pris un temps considérable et beaucoup de mon énergie.
J’ai eu des retours positifs, et aussi une série de critiques. Certaines féministes trouvaient que ce n'était pas bien fait, ou que c'était trop tard. Il y avait un travail d'explication à faire, cela m'a transformée. Et c'est vrai que quelques années après, je me suis dit que je ne pouvais pas continuer à faire mon travail de conservatrice comme je continuais à le faire pour faire des monographies de white men (hommes blancs).
J’ai quitté le Centre Pompidou après deux expositions, une sur Gerhard Richter et l’autre au sujet de Roy Lichtenstein. Malgré mon intérêt pour ces deux expositions, je me suis dit qu’il fallait que je parle davantage de femmes. C’est pourquoi j’ai créé l’association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions).
C'était un peu une folie. Voilà en quoi l’exposition m'a transformée. C'était à la fois magnifique et je suis très reconnaissante envers le Centre Pompidou et le Musée national d'art moderne de m'avoir permis de faire cette expérience dans de bonnes conditions. J'avais cette équipe de collègues avec lesquels je suis restée amie, c’était une vraie équipe qui continue à se penser comme telle.
Quand on me dit que la France est en retard, je réfute cette idée. La France est en avance, puisque c'est au Centre Pompidou qu'a eu lieu cette exposition, à une époque où le MoMA de New York faisait un exercice un peu similaire, qui a donné lieu à un livre qui s'appelle Modern Women. Je me rappelle avoir rencontré mes collègues du MoMA à cette époque-là. On se voyait au café Beaubourg qui est le vrai lieu des réunions du musée. Et mes collègues me disaient : « Ah, mais vous avez de la chance de faire ça dans vos salles ! Nous, on fait un livre, mais on ne pourrait pas du tout faire ce que vous faites là dans les salles du MoMA. » Or la réouverture du MoMA a été d'une certaine façon une autre version de notre exposition. Parce que le musée a montré énormément d'artistes femmes, dont le MoMa avait acheté les œuvres entretemps. Des années plus tard, le MoMA a réalisé un accrochage de leurs collections très lié, me semble-t-il, à l’exposition au Centre.
VM — Est-ce que vous avez l'impression que l'exposition a accéléré par la suite, les acquisitions d'œuvres d'artistes femmes dans les collections nationales ?
CM — Aujourd’hui, c'est un sujet qui est ouvertement discuté, c’était bien moins le cas en 2009. Je pense que la Fondation Chanel a pendant quelques années soutenu les acquisitions d'artistes femmes. Je ne sais pas si c'est toujours le cas aujourd'hui. J'imagine qu'il y a eu des acquisitions importantes et intéressantes mais je ne saurai faire l’état des statistiques. Au moment de l’accrochage « elles@centrepompidou », des statistiques avait été faites sur le présent comme sur le passé. Je ne sais pas si le Musée continue à faire ce genre d'analyses. Je trouve que les statistiques sont utiles parce qu’elles interrogent ses propres pratiques, elles permettent de vérifier que l’on est dans une diversité qui s'applique au genre, mais aussi à une diversité géographique et à d’autres niveaux.
Je sais que maintenant le ministère fait un comptage très précis pour toutes les structures qui reçoivent des subventions. Parmi les œuvres acquises, toutes ne sont pas montrées mais du reste, il y a des acquisitions d’artistes femmes, c’est indéniable. Je pense que c'est intéressant quand on travaille dans un musée, de se poser la question de ce qui est montré dans les salles, puisque le musée est un outil pédagogique, qui est censé apprendre l'histoire de l'art aux visiteurs et aux visiteuses. C'est dans les collections permanentes des institutions que les choses se jouent réellement et c'est pour ça que « elles@centrepompidou » était importante. Parce que justement l’exposition se jouait à partir des œuvres de la collection permanente, et ne faisait pas appel à des prêts, comme c’est généralement le cas pour les expositions temporaires.
VM — Pour notre dossier ressources, nous avons travaillé à partir d'œuvres féministes en les distinguant des œuvres réalisées plus généralement par des artistes femmes. Alors, comment, au sein de AWARE abordez-vous cette distinction ?
CM — L'art féministe est une catégorie d'art, que l’on pourrait comparer à d’autres mouvements, tels que le cubisme ou l’art minimal. Le mouvement est né dans les années 1960, aussi bien en Europe qu'aux États-Unis. Dans l'association AWARE, nous travaillons surtout sur la partie européenne du féminisme, qui est toujours sous-évaluée à mon avis, et qui consiste à se poser la question du genre.
Cette question peut être portée aussi bien par des femmes que par des hommes. L’art féministe se retrouve très largement dans la performance et dans la photographie, mais pas seulement. Il y a aussi des artistes féministes qui se sont dites « féministes », mais qui faisaient de la peinture abstraite, comme Monique Frydman qui est une artiste très engagée qui s'est mise à peindre de manière abstraite, tout en se disant féministe. On a aussi des parcours de vie et des engagements qui n'ont pas forcément leur parallèle dans la pratique artistique.
Pour répondre à votre question, le mot féministe est un des mots indexés dans la liste qu'on accole à toutes les biographies ou textes sur les artistes femmes publiées sur le site d’AWARE. Aujourd'hui, on en a presque 900 de tous les pays. Ces mots-clés permettent aux visiteurs ou visiteuses ou aux historiens d'art de faire des recherches très précises, soit géographiques, soit chronologiques, soit par sujet, soit par style.
L’art féministe, est donc une typologie qui peut en croiser d'autres. Elle existe dans l'histoire et est chronologiquement bornée. Ce qui est intéressant pour moi aujourd'hui, c'est de constater qu'il y a pas mal de nouvelles générations de féministes, y compris des hommes, qui travaillent beaucoup sur les questions du genre, de la fluidité des genres, de la remise en question du genre, y compris du féminin ou de la catégorie artistes femmes.
Il y a beaucoup de défis là-dessus et c'est très bien parce qu'effectivement, c'est une question qui est importante et intéressante. Je rappelle que c'est une question qui existe depuis un siècle, c'est à dire depuis les années 1920. C’est en effet, un sujet ancien que les artistes ou que le milieu culturel, littéraire et musical a posé très tôt à Paris et avec beaucoup de précision bien évidemment. Cependant, toutes les artistes femmes ne sont pas intéressées par le féminisme. Certaines d'entre elles ne le sont pas du tout. D'autres travaillent peu par rapport à leur genre, mais ni plus ni moins que leurs homologues masculins.
Au moment de l'ouverture de « elles@centrepompidou », j'avais beaucoup de questions sur le fait qu'on voyait peu d'hommes nus dans l'accrochage tandis qu'on voyait beaucoup de femmes nues, alors même que les artistes étaient principalement masculins. Ce à quoi je répondais que peut-être que la sexualité des femmes ou leur érotisme était différent et se traduisait visuellement de manière différente. Je pense que l’on peut traiter la question du female gaze (regard féminin) qui est très présent au cinéma mais qui je pense, ne traverse pas encore assez l'histoire de l'art.
J’ai traité ce thème dans l'exposition « Pionnières » au musée du Luxembourg, en somme, l’art féministe comme un mouvement qui est travaillé par les femmes, mais pas seulement.
VM — Que pensez-vous du sujet donné au bac option arts plastiques de l’année 2022 : De quelle manière l'art s'intéresse-t-il aux femmes ordinaires ?
CM — En y pensant à brûle-pourpoint, il est vrai que dans une histoire parallèle, il y a eu une tendance à représenter les femmes célèbres. La femme ordinaire, celle qui travaille aux champs ou qui est réfugiée dans des scènes d’intérieur, a été représentée par typologies et principalement par des hommes. De fait, elle n’a pas été représentée dans sa réalité. C'est d'ailleurs une des questions qui a été très travaillées par une certaine catégorie de féministes et que j'avais traitée dans l'exposition « Women House », qui avait eu lieu à la Monnaie de Paris en 2017. C’était exactement le sujet de l'exposition : comment les femmes ont pensé représenter l'intérieur de la maison ? Qu'est ce qui s'y passe en réalité et en quoi cela peut être un stéréotype mal travaillé ou représenté. C'est vrai que cela est, par la force des choses, devenu un sujet féministe. Précisément à quel point cet ordinaire des femmes les a-t-il emprisonnées, à quel point la maison a-t-elle été une prison pour elles.
Je pense que lorsqu’on regarde plus précisément le travail des artistes femmes des 18ᵉ, 19ᵉ et 20ᵉ siècles, comme l'ont fait certaines expositions récemment, on se rend compte qu'elles ont un regard différent sur l'ordinaire des femmes. C'est cela qui me semble précisément le plus intéressant aujourd'hui à étudier, c'est-à-dire en quoi il peut y avoir un regard féminin sur la vie ordinaire des femmes.
Certains hommes peuvent s'y intéresser aussi. Je fais toujours le parallèle avec la littérature. Fort heureusement, on a des grandes signatures comme Henry James ou Marcel Proust qui ont très bien parlé de l'âme féminine ou des femmes. Les hommes aussi sont habilités à représenter les femmes et à en parler. Mais c'est vrai qu'on a eu tendance à polariser la représentation. Surtout sur les femmes célèbres et ou, à l'autre bout du spectre, sur la pleureuse, la femme éplorée, la femme en difficulté. Il y a une sorte de réalisme de la condition féminine qui reste à explorer, à décortiquer, à analyser. C'est en tout cas une très bonne question et un très bon sujet.
Entretien réalisé par Vanessa Morisset, critique d’art, avec Camille Morineau, commissaire d’exposition et fondatrice de l‘association AWARE: Archives of Women Artists, Research and Exhibitions