Culture et numérique, la socialisation de l'enfant 3.0
Les redéfinitions sociales de l’enfance se sont accompagnées d’une redéfinition des formes prises par la socialisation culturelle, du rôle et de l’articulation de ses agents. En quoi les évolutions générales de la socialisation éclairent-elles celles de la socialisation culturelle ? Quelles sont les dispositions cognitives et émotionnelles sollicitées par les objets culturels consommés par les enfants (qui ne se limitent pas aux objets et contenus qui leur sont spécifiquement destinés) et comment ces objets contribuent-ils à la socialisation culturelle ? Le colloque international organisé par le Centre Pompidou, le ministère de la Culture et l'université Paris 8, invite six conférenciers ou conférencières à mettre en perspective les travaux récents portant sur la socialisation culturelle des enfants à travers cinq conférences plénières et quelque trente ateliers.
La socialisation culturelle est l’un des plus anciens sujets d'analyse des sciences sociales, quels en sont les enjeux contemporains (genre, classe sociale, origine ethno-nationale, etc.) ?
Dominique Pasquier – Le genre et l'origine ethnique me semblent être les deux enjeux ayant été peu traités dans les premiers travaux sur la socialisation culturelle, à commencer par ceux de Pierre Bourdieu. On sait depuis la fin des années 1990 à quel point le différentiel de réussite scolaire entre garçons et filles – à l’avantage de ces dernières, rappelons-le – joue sur leur rapport à la culture dans de très nombreux domaines, à commencer par la lecture. Il reste encore beaucoup à faire, surtout en France, sur l’effet de l’origine ethnique. Bertrand Geay a évoqué dans sa conférence à ce colloque l’effet des formes de maternage des populations sub-sahariennes sur l’acquisition de l’autonomie des très jeunes enfants. Tout cela reste à approfondir.
Il reste encore beaucoup à faire, surtout en France, sur l’effet de l’origine ethnique.
Dominique Pasquier
Modesto Gayo-Cal – Si l'on parle de manière assez large et si l'on considère le domaine des inégalités culturelles, la classe sociale reste un concept central. Ainsi, les chercheurs et les chercheuses ont analysé la production des inégalités en les considérant comme la reconduction, d’une génération à l’autre, de privilèges hérités en termes de capital culturel. Certains chercheurs se concentrent alors sur l’analyse de l’inégale rentabilité des diplômes en termes de professions et de revenus ; d'autres se penchent de manière approfondie sur les processus d’incorporation au long cours des cultures et manières de faire. Des approches plus intersectionnelles, mobilisant le genre, la classe et l'origine ethnique, etc., pour examiner les processus de (re)production de privilèges se développent et sont bienvenues.
Dominique Pasquier, vous avez beaucoup travaillé sur les enjeux de socialisation liés aux technologies d’information et de communication (TICs) et, plus récemment, aux classes populaires : en quoi cela renouvelle-t-il les analyses de la socialisation ?
Dominique Pasquier – Le numérique a profondément bouleversé le rapport à la culture et à la communication, et ce dans tous les milieux sociaux, en offrant notamment accès à une offre culturelle démultipliée. Mais le capital culturel du consommateur reste le facteur déterminant dans l’appropriation de cette offre : les outils numériques ne sont pas porteurs d’ouverture culturelle en soi. Dans une enquête sur l’appropriation d’Internet dans des foyers populaires de la France rurale (L’Internet des familles modestes, Presses des Mines, 2018), j’ai pu constater que les usages de ces nouveaux internautes étaient différents de ceux des populations diplômées qui s’étaient emparés d’Internet avant eux : le passage par l’écrit leur posant problème, ils échangent beaucoup à travers des images et des vidéos trouvées en ligne, et optent pour les sites et les réseaux sociaux qui demandent le moins une écriture formelle. Par ailleurs, ils créent peu de contenus sur Internet et la famille reste au centre de leurs réseaux d’échange. En revanche, il se produit clairement une ouverture du côté du rapport au savoir, que ce soit à travers des recherches sur la santé, le travail scolaire des enfants ou leur métier. Les tutoriels marquent aussi une rupture en ouvrant vers de nouvelles manières de faire ou d’apprendre. Cette dimension d’internet comme « seconde école » mérite d’être creusée dans le cadre d’une réflexion sur la socialisation.
Les enfants sont assez exposés aux informations provenant des tablettes et des smartphones, ou de l'Internet, dès les premières années de leur éducation, ce qui crée de nouveaux environnements domestiques.
Modesto Gayo-Cal
Modesto Gayo-Cal – Dans mon dernier livre, intitulé Le Nouveau Régime des pratiques culturelles (El nuevo regimen de las practices culturales, 2021, PUC/Ril, Santiago du Chili), j’avance l’idée selon laquelle les nouvelles technologies ont un effet de transformation radicale sur la vie quotidienne, en ayant une influence majeure sur le travail et les loisirs, y compris dans les territoires assez éloignés des métropoles, voire marginalisés. Ce que nous savons, c'est que les enfants sont assez exposés aux informations provenant des tablettes et des smartphones, ou de l'Internet, dès les premières années de leur éducation, ce qui crée de nouveaux environnements domestiques et redéfinit ce qui est privé, et, d'une certaine manière, les dynamiques familiales. En outre, point clé en matière de socialisation, les TICs créent de nouvelles voies de transmission des connaissances au sein des familles, faisant des jeunes des enseignants et des parents d’élèves, pour ainsi dire. Nous devrions examiner très attentivement comment cela modifie les relations de pouvoir ainsi que les liens émotionnels entre parents et enfants.
Modesto Gayo-Cal, vous avez consacré vos travaux à des comparaisons internationales qui insistent sur l’historicité et l’ancrage géographique des socialisations. Qu’en retenez-vous ?
Modesto Gayo-Cal – Mon travail avance plusieurs idées. Premièrement, il ne faut pas tenir pour acquis que les pratiques ont la même histoire (les mêmes sens, les mêmes niveaux et modes d'expansion) dans différents pays. Deuxièmement, il faut penser en fonction de temporalités de pratique pour comprendre les façons de faire et de produire des analyses dynamiques. Troisièmement, d'un point de vue structurel (effets de classe, de sexe, etc.), les pays souvent très différents du point de vue de la modernisation occidentale se ressemblent davantage que ce à quoi on pourrait s'attendre. Quatrièmement, la notion de « pays » est utile mais parfois trompeuse, et les logiques de la culture jouent avec les territoires de manière plus ouverte, flexible et diverse que ce que laisse supposer cette notion. Accorder plus d'attention à ces territoires infra-nationaux ou trans-nationaux est une bonne stratégie pour mettre les « pays » entre parenthèses.
Dominique Pasquier – En matière de socialisation, il me semble que la dimension historique des processus de socialisation est la clé de beaucoup de choses et elle est souvent plus évidente à manier que la comparaison géographique. Pour avoir participé à de nombreux programmes comparatifs européens sur les jeunes et les nouvelles technologies, j’ai le sentiment qu’il est bien difficile de savoir exactement ce que l’on compare : des classes d’âge, des milieux sociaux ou des cultures nationales ?
Une tension entre deux positions présentées comme contradictoires traverse les débats publics et les sciences humaines et sociales : la première rappelle le poids des contraintes structurelles sur les individus et la seconde insiste sur leur liberté d'action. Que faire de cette opposition ?
Dominique Pasquier – C’est une question complexe sachant que le processus d’individualisation ne représente pas le même horizon d’attente et ne s’accomplit pas de la même manière dans tous les milieux sociaux. Il me semble que dans son ouvrage La Culture des individus (La Découverte, 2004), Bernard Lahire a apporté des réponses intéressantes en montrant l’existence d’une pluralité de cadres socialisateurs qui provoquent de micro-mobilités sociales et culturelles invisibles pour les grandes enquêtes quantitatives : un nouveau conjoint, de nouveaux collègues ou voisins, sont autant de prises dont l’individu peut se saisir pour transformer son rapport à la culture. De plus, la montée en puissance des emplois de service dans les milieux populaires génère un certain frottement culturel entre des classes sociales différentes comme l’a rappelé Olivier Schwartz.
La force de la sociologie est de mettre en évidence les niveaux d’analyses qui nous « connectent », et l'individu pourrait être l'un d'entre eux.
Modesto Gayo-Cal
Modesto Gayo-Cal – Permettez-moi de commencer ma réponse par une question : où est l'individu ? Avec l’approche épistémologique qui est la mienne, je n’en vois pas, ou alors, j’en vois de nombreux, très similaires. La force de la sociologie est de mettre en évidence les niveaux d’analyses qui nous « connectent », et l'individu pourrait être l'un d'entre eux. L'opposition entre structure et agency a une histoire qui est aussi politique : aujourd'hui, la défense de la prise en compte des contraintes sociales est encore plus importante qu'elle ne l'a jamais été auparavant, compte tenu de la montée en puissance des théories néolibérales et néoconservatrices qui individualisent les analyses (notamment des risques et des opportunités) et finissent par faire penser que les individus sont responsables de leurs conditions de vie défavorisés. ◼
Dominique Pasquier est directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (Cnrs).
Modesto Gayo-Cal est professeur associé en sociologie à l'université Diego Portales, Santiago, Chili.
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Photo © Manuel Braun
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Organisation
Le colloque est co-organisé par le département des études, de la prospective et des statistiques (ministère de la Culture), l’équipe Circeft-Escol (université Paris 8) et le Centre Pompidou.
En raison du contexte sanitaire, le colloque se tient sous format numérique du 8 au 19 janvier 2021.