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Le Centre Pompidou &... Chris Ware

Depuis près de trente ans, le dessinateur de bande dessinée Chris Ware poursuit une œuvre d’une inventivité exceptionnelle, portée par une attention toute particulière à la narration. L'Américain est à l'honneur de l'événement « La BD à tous les étages ». En 2022, à l'occasion de la récente exposition qui lui était consacrée à la Bibliothèque publique d'information (Bpi), ce passionné d'art moderne et d'architecture nous dévoilait comment le Centre Pompidou avait joué un rôle-clé dans son inspiration.

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Discret, Chris Ware déteste parler de lui. Mais c'est toujours dans une langue complexe qu'il s'exprime, avec ce souci du détail que l'on retrouve tout au long de son œuvre. À 54 ans, l'Américain est l'un des auteurs de bande dessinée les plus révérés au monde — et un maître pour de nombreux auteurs, comme Riad Sattouf. D’une densité incroyable, avec un humour caustique non dénué de noirceur, son œuvre aborde notamment les thèmes de la mémoire et de la filiation. Son univers graphique et son attention toute particulière à la narration lui ont valu de très nombreux honneurs (dont le Grand prix au Festival de la bande dessinée d'Angoulême en 2021). Fortement influencé par le graphisme de la première moitié du 20siècle, fan de comics, le cartoonist est repéré en 1987 par Art Spiegelman (l'auteur de Maus), qui l'invite à réaliser quatre pages dans sa revue consacrée au neuvième art, Raw. C'est avec Jimmy Corrigan (1995-2000, American Book Award en 2001) que ce lecteur de Léon Tolstoï, Mark Twain ou Herman Melville se fera connaître du grand public. Son dernier ouvrage, Rusty Brown, est paru en 2020 chez Delcourt. Rencontre avec un grand artiste obsessionnel, actuellement exposé à la Bpi

« Ce que j’aime dans le bâtiment du Centre Pompidou, c’est ce côté « allez, on le tente », inhérent à l’époque à laquelle il a été conçu, les années 1970, et à la jeunesse des architectes Renzo Piano et Richard Rogers. Piano le décrit comme un « gros jouet urbain », et c’est exactement ça ! Je ne suis pas hyper fan d’architecture contemporaine, mais à mon sens Renzo Piano est un génie. J’adore tout particulièrement l’aile moderne aérienne et légère qu’il a conçue pour l’Art Institute of Chicago, le plus grand musée de la ville (en 2009, ndlr). Je suis allé pendant deux ans à la fac d’art de Chicago, dans le bâtiment le plus laid de la ville, conçu par l’architecte brutaliste Walter Netsch en 1971 (University Hall, ndlr). Par contraste, la réalisation de Piano donne au spectateur une impression de légèreté à la fois physique et intellectuelle, que l’on retrouve d’ailleurs, dans une forme d’anticipation, dans la conception flexible et changeante du Centre Pompidou lui-même.

 

Renzo Piano décrit le Centre Pompidou comme un « gros jouet urbain », et c’est exactement ça ! 

Chris Ware

 

Je suis à peu près sûr que le Centre Pompidou est le premier bâtiment « moderne » que j’ai vu en photo. Je devais avoir douze ans, c’était à l’école dans mon livre de français — oui j’ai appris le français mais évidemment, j’ai tout oublié, bêtement. Cet enchevêtrement bizarre mais intéressant de tuyaux et de tubes de couleurs primaires a forcément attiré l’attention de l’enfant que j’étais. C’était comme s’il avait été dessiné par et pour un enfant, justement. Jamais je n’aurais pensé venir un jour à Paris, et encore moins avoir une exposition à moi là-bas… je n’arrive toujours pas à y croire !

En 2011, j’ai été invité par Benoît Peeters à prendre part à une conférence, aux côtés du compositeur belge Walter Hus (qui a adapté en opéra l’un de ses livres, Jordan Lint, ndlr). Après la conférence, je suis tombé sur la rétrospective « Edvard Munch, l’œil moderne ». Et, comme le disent les influenceurs d’aujourd’hui, « ça a changé ma vie ». L’expo présentait Munch, pas seulement comme un artiste, mais aussi comme un être humain, bizarre et profondément fascinant, quelqu’un qui était travaillé par l’étrangeté d’être simplement vivant. J’ai été marqué par ses inquiétantes photographies et les dessins qu’il a tentés de réaliser alors qu’il souffrait d’une hémorragie dans le corps vitré de l’œil droit… Je me méfie souvent des « récits » tous faits que l’on peut raconter en histoire de l’art, toutes ses cases bien nettes dans lesquelles on tente de compacter la vie humaine, alors j’ai trouvé cette expo libératrice. Elle m’a permis d’appréhender ma propre existence de manière plus tranchante et particulière — ce qui, à mon sens, est l’un des vrais pouvoirs de l’art. 

 

Ma mère raconte qu’enfant, je voulais devenir architecte, et je me souviens fort bien avoir « conçu », à l’âge de quatorze ans, un grand bâtiment noir doté de modules de vie adaptables aux couleurs primaires, largement influencé par le Centre Pompidou.

Chris Ware


Ma mère raconte qu’enfant, je voulais devenir architecte, et je me souviens fort bien avoir « conçu », à l’âge de quatorze ans, un grand bâtiment noir doté de modules de vie adaptables, aux couleurs primaires, largement influencé par le Centre Pompidou. Je pense néanmoins que c’est une très, très bonne chose que je ne sois pas devenu architecte sur la base de ce « projet »… Au Centre Pompidou, il y a cet aspect intérieur/extérieur qui est aussi à l’œuvre dans l’art du comic strip, cette sorte de décorticage et de déroulage mécanique de l’histoire, au fur et à mesure que le lecteur avance… C’est un peu ce que j’ai essayé d’exprimer dans l’affiche que j’ai spécialement conçue pour l’exposition. Ce bâtiment a une présence et une personnalité indéniables, un peu comme une vraie personne, ce qui est le plus beau compliment que l’on puisse faire à une réalisation architecturale. Je ne saurais être plus enchanté et honoré que d’avoir mes petits trucs présentés à Pompidou — et le petit garçon de douze ans tapi au fond de moi-même l’est tout autant. » ◼