En attendant la guerre : une iconographie des conflits avec Hélène Mutter
Chez Hélène Mutter, la guerre, c'est une histoire de famille : son arrière-grand-père, André Mutter, était membre du Conseil national de la résistance, et son père, officier, préparait les missions de l'armée de l'air. C'est d'ailleurs la découverte fortuite d'archives familiales qui guide le travail de l'artiste et chercheuse, chacune de ses pratiques venant alimenter, compléter, enrichir sa réflexion théorique et plastique : explorer les relations entre les conflits armés et leur représentation visuelle. Ce qu'elle fait à Paris, pour le festival Hors Pistes, comme à Djeddah, en Arabie Saoudite, où elle retournera bientôt afin de poursuivre un projet visant à documenter la guerre du Golfe par un prisme non occidental.
L'installation d'Hélène Mutter propose une exploration des relations entre les conflits armés et leur représentation visuelle.
Emmitouflée dans un large pull crème (il fait froid), la jeune femme (elle est née en 1989) peaufine le montage de son installation avec les équipes du Centre Pompidou, aux petits soins. « Vous ne trouvez pas que l'image du milieu est légèrement de travers ? » s'inquiète-t-elle dans la pénombre du niveau -1, au cœur de Military Sunset, installation immersive créée spécialement pour le festival Hors Pistes. Sont projetés sur un écran des triptyques panoramiques, en boucle — une vidéo de cinq minutes rejouée à l'infini : on y voit des levers et des couchers de soleil sur des théâtres d'opérations extérieures (les fameuses opex dans le jargon), où se dessinent d'anonymes silhouettes à contre-jour, martiales, rigides, inquiétantes : là, un fantassin en treillis juché sur un char, ici, un hélicoptère de combat, sur cette autre image une végétation exotique non sans rappeler tel passage du film Apocalypse Now…
Impossible de n'être pas saisi d'un frisson face à l'important constraste entre une imagerie d'Épinal faisant écho à des scènes classiques, voire convenues, de vacances, de rendez-vous romantiques et le sujet représenté : la guerre. Glanées et sélectionnées minutieusement auprès de l'Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (Ecpad), les soixante-seize images de l'installation s'accompagnent de casques audio, tombant du plafond, diffusant en boucle la parole anonyme de vingt-quatre militaires issus de différents corps d'armée, et de tous grades : que pensent-ils de la guerre, de la paix ? Car, le rappelle justement Hélène Mutter guidée par une sincère empathie : « Impossible de parler de la guerre sans donner la parole aux militaires. À celles et ceux qui la font. » Retour sur la genèse d'un projet.
Comment en êtes-vous arrivée à vous consacrer ainsi à la guerre et à sa représentation ?
Hélène Mutter — Je suis chercheuse et docteure en art et en sciences de l'art. Ma thèse, soutenue en 2020 à l'Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, La guerre à l'épreuve de l'image – Art et dispositifs visuels, est un travail qui a une forte dimension interdisciplinaire. Il fait appel à des savoirs scientifiques d'horizons divers… Mais j'ai aussi un rapport très intime, familial, à la guerre. J'ai commencé à travailler sur des vues aériennes de la guerre du Golfe, où mon père avait servi. Il était alors militaire de carrière dans l'armée de l'air et analysait des photographies pour déterminer à quel endroit intervenir. Je les ai découvertes par hasard, dans la maison familiale. Ç'a été un véritable choc esthétique ! J'étais en deuxième année à la villa Arson, à Nice, et c'est devenu une évidence : je devais intégrer ces images à mon travail et questionner le statut de ces photographies auxquelles je ne comprenais rien…
Qu'est-ce qui vous a touchée dans ces images, pourtant tristes, grises ?
Hélène Mutter — Vous savez, ce qui m'a plu, c'est l'aseptisation totale du paysage sur ces images de reconnaissance aérienne. Si le regard n'y est pas préparé, alors on ne sait pas ce qu'on voit ni ce qu'on regarde, on ne sait même pas ce qu'on doit regarder dans l'image. J'ai mené plusieurs projets avec ces images d'archives. Pour l'un d'eux, entamé en 2016, je me suis servie des coordonnées géographiques des lieux bombardés en Irak et au Koweït et je suis allée retrouver les localisations précises sur Google Earth. Au total, quatre-vingt-huit clichés composent ce projet.
Ici, pour Military Sunset, il s'agit d'un tout autre type d'images…
Hélène Mutter — En fait, l'armée produit trois types d'images. Les images de renseignement, de différentes origines, qui ont servi à ma thèse, puis les photographies prises au smartphone par les troupes en opération, pour le meilleur et pour le pire, qui n'ont pas vocation à être rendues publiques. Enfin, il y a les images communicationnelles, exposées ici. Elles sont prises par des opérateurs militaires sur le terrain, des photographes et des cameramen, et elles passent différentes étapes de validation. Ces images vont servir de document, de témoignage. Elles seront publiées sur différents supports, mises en ligne et accessibles au public, ou conservées à titre d'archives.
J'ai pensé à ces couchers de soleil dès la genèse de ce projet.
Hélène Mutter
J'ai pensé à ces couchers de soleil dès la genèse de ce projet. Il suffit de taper « Military Sunset » dans un moteur de recherche pour réaliser à quel point c'est un sous-genre répandu de la photographie de guerre… Il y a énormément de produits dérivés, même des papiers peints ! On est là dans une forme de glorification de la puissance militaire. Je me suis alors demandée si l'armée française avait également produit cette iconographie. J'ai donc effectué des recherches dans les archives de l'Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (Ecpad). Je suis tombée sur trois cents photographies de couchers de soleil réalisées par des photographes militaires. Les plus anciennes remontent à la première guerre du Golfe, les plus récentes à l'opération Barkhane au Sahel (2013-2022).
Comment avez-vous effectué votre sélection ?
Hélène Mutter — J'ai conservé soixante-seize images, dont aucune n'est retouchée, montées en une vidéo de cinq minutes. C'est le temps que dure un coucher de soleil. J'ai d'abord sélectionné ces images en fonction de leur colorimétrie pour recomposer le cycle solaire, puis je me suis limitée aux conflits à partir de la guerre du Golfe. Surtout, je n'ai gardé que des images à hauteur d'homme. Je voulais aussi des images de l'attente. Les militaires attendent énormément. Parce qu'ils ne sont que des silhouettes, les militaires de ces images sont anonymes. Existent-ils d'ailleurs pour eux-mêmes ? N'ont-ils d'existence que par leur corps d'armée ? Leur anonymat peut aller jusqu'à leur disparition, jusqu'à la mort, le « sacrifice ultime »…
Je voulais aussi des images de l'attente. Les militaires attendent énormément. Parce qu'ils ne sont que des silhouettes, les militaires de ces images sont anonymes. Existent-ils d'ailleurs pour eux-mêmes ?
Hélène Mutter
J'ai également contacté certains des photographes. Pourquoi avaient-ils pris ces couchers de soleil ? Ils m'ont dit « parce que c'est beau ». S'ils sont formés au maniement des armes, ce sont aussi des photographes. Ils ont un sens de la composition, de la narration. Ils maîtrisent ce que dit une image. Pour eux, elles sortent du quotidien, elles plaisent. Il y a une tension dans ces images, un calme et une contemplation qui contrastent violemment avec le contexte. Puis on touche à l'universel. Pour un néophyte, impossible de savoir de quand datent les clichés que je présente… Le grain, peut-être, est un indice, mais hormis ça…
La vidéo est accompagnée de casques qui tombent du plafond, à hauteur d'oreilles…
Hélène Mutter — J'ai recueilli vingt-quatre témoignages de militaires anonymes français(e)s, de tous grades, issu(e)s de toutes les armées. De tous les âges également. Pour moi, il fallait que les militaires soient présent(e)s dans le projet. Qu'ils aient la parole. Ces images sont produites par des militaires. Elles interrogent la manière dont l'institution se représente, dont elle parle de la guerre. Il me fallait aussi le point de vue de différents individus. Ça m'a pris quatre mois. Le temps d'instaurer une relation de confiance. Le ressenti n'est pas le même entre les militaires de carrière, les retraités, les plus jeunes… Les plus gradés ont une approche plus théorique, les hommes du rang livrent des témoignages plus courts, plus spontanés. Plus radicaux parfois. On ressent parfois une désillusion. Il y a beaucoup d'émotion aussi. J'ai été marquée par leur point de vue très personnel, très intime au sujet de ce que représente la guerre ou la paix.
Pour moi, il fallait que les militaires soient présent(e)s dans le projet. Qu'ils aient la parole.
Hélène Mutter
Pour accéder à cette parole, le public doit se tenir debout, dans une posture militaire en quelque sorte, il n'y a pas d'assises. Son ombre est alors projetée sur les images. Il participe à l'œuvre, il en devient acteur. L'éloignement suggéré par le coucher de soleil tranche avec la présence directe de la parole. Libre à celui, à celle qui regarde d'enlever le casque, puis de revenir plus tard.
Quel effet de découvrir son installation au Centre Pompidou ?
Hélène Mutter — Je me souviens d'une très grande exposition sur le mouvement dada en 2005-2006. Ça me rappelait mes cours d'histoire de l'art. J'allais y voir les œuvres que j'étudiais en cours. Je suis très attachée à la collection. Le fait d'être exposée ici est une grande chance pour moi ! Par ailleurs, ça me rappelle l'exposition « Images contre elles-mêmes », en 2017-2018, du cinéaste Harun Farocki ici-même, dans cet espace. J'ai immédiatement pensé à lui. C'est un vidéaste et un théoricien sur lequel j'ai beaucoup travaillé. Voilà, c'est ça mon lien intime, personnel au Centre Pompidou. ◼
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