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Werner Herzog, le réalisateur qui risque sa peau

Pour la critique Charlotte Garson, le cinéma du réalisateur Werner Herzog oscille entre documentaire et fiction. Ses fictions les plus dispendieuses et ses documentaires les plus modestes convergent autour d'une seule obsession : sa fascination pour l'exploit. Ce texte, initialement publié en 2009 lors de la vaste rétrospective que consacrait alors le Centre Pompidou au réalisateur autrichien, revient sur son rapport au réel.

± 3 min

Plus que jamais présent dans les salles, le documentaire doit ce regain sur grand écran à l’incroyable souplesse de ses formes actuelles, à la liberté de ceux qui le font et à la curiosité de ceux qui le regardent et le montrent. Le cinéma du réel s’étend désormais à perte de vue. Des profondeurs de l’intime aux eaux numériques de l’installation, il n’est plus temps de mettre de côté tel ou tel geste documentaire pour le déclarer caduc. Seule, peut-être, l’expression « cinéma-vérité » est définitivement abandonnée, comme elle le fut d’ailleurs très tôt par Jean Rouch et Edgar Morin, qui l’avaient importée en France. Le « cinéma-vérité » a d’emblée rebuté Werner Herzog, qui dénonce sa prétention à « une vérité superficielle, une vérité de comptables ». Pour lui, le cinéma est avant tout le lieu du secret : secret enfermé dans le corps d’un ancien enfant sauvage (L’Énigme de Kaspar Hauser, 1974) ou babil incompréhensible des vendeurs de bétail pennsylvaniens quand ils chantent leurs enchères (How Much Wood Would a Woodchuck Chuck, 1976). Ménager ce secret, c’est pour lui se refuser à faire à tout prix rendre gorge à celui qu’il filme. Ainsi, dans Grizzly Man, 2005, Herzog entre dans le champ, s’expose à nos yeux pour écouter au casque la mort enregistrée par l’amoureux des ours, Tim Treadwell, au moment exact où la bête l’a tué. Mais Herzog ne fait pas entendre au spectateur cet ultime et obscène réel.

 

Le « cinéma-vérité » a d’emblée rebuté Werner Herzog, qui dénonce sa prétention à « une vérité superficielle, une vérité de comptables ».

 

De l’héritage des années 1960 – son synchrone, caméra légère et plan qui dure – le documentaire d’aujourd’hui a fait son miel. La technique du son synchrone est aujourd’hui définitivement établie et le « direct » pris pour modèle par le haut du panier télévisuel. Qu’attendre, alors, du cinéma du réel en 2009 ? Qu’a-t-il à gagner à se frotter davantage à la fiction, à ne pas camper sur sa frontière comme un garde-chiourme ? « Est-ce que notre notion de réel – aujourd’hui – n’est pas aussi pauvre, inanimée, réduite, qu’un sanglier empaillé ? », s’interrogeait récemment Claudio Pazienza, le réalisateur de Scènes de chasse au sanglier. Dépouille ou chair fraîche ? À piocher où bon lui semble, le documentaire peut sauver sa peau, à la seule condition… de la risquer.

 

Voyageur comme pas un, au bout du monde (Encounters at the End of the World, 2007) et même à sa périphérie (Au-delà de l’infini, 2005), Werner Herzog la risque à tout coup et circule librement depuis 1970 entre documentaire et fiction. Tantôt en prolongeant l’un dans l’autre, lorsqu’il puise l’acuité de son regard sur Kaspar Hauser dans Futur handicapé et Au pays du silence et de l’obscurité, 1971, ou qu’il écrit Rescue Dawn, 2006, à partir de Petit Dieter doit voler, 1997, son documentaire sur un pilote fait prisonnier au Vietnam. Tantôt en revenant sur le jeu d’acteur dans Ennemis intimes, 1999, l’hommage à son ami Klaus Kinski, qu’il dirigea dans Aguirre, la colère de Dieu, 1972, Woyzeck, 1979, Fitzcarraldo, 1982, Nosferatu, 1979, et Cobra Verde, 1987. Tantôt enfin en portant à incandescence les possibles fictionnels de la science dans les « fantaisies documentaires » que sont Leçons de ténèbres, 1992, et Au-delà de l’infini.

 

Les fictions les plus baroques, les plus dispendieuses d’Herzog, et ses documentaires les plus modestes convergent autour d’une obsession : sa fascination pour l’exploit.

Charlotte Garson

 

Les fictions les plus baroques, les plus dispendieuses d’Herzog (Fitzcarraldo, ses quatre cents figurants et son bateau de 360 tonnes à hisser par-dessus les montagnes péruviennes), et ses documentaires les plus modestes convergent autour d’une obsession : sa fascination pour l’exploit. Survivre dans des conditions extrêmes, comme il l’a fait lui-même en marchant de Paris à Munich à l’hiver 1974, voilà ce que partagent une handicapée et un athlète, un scientifique et un conquistador. Épreuve ou extase, l’exploit filmé permet d’atteindre à une vérité intérieure du sujet. Ce pourrait être la définition de toute entreprise documentaire, à ceci près qu’Herzog choisit des êtres dont le « dedans » est déjà projeté hors d’eux-mêmes : la sourde et aveugle Fini Straubinger du Pays du silence et de l’obscurité, 1971, qui reporte au creux de sa main l’audition et la parole en communiquant grâce à un alphabet tactile, ou le menuisier et sauteur à skis de La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner, 1974, qui s’envoie littéralement en l’air, jamais sûr que sa jouissance ne se soldera pas par sa mort.

 

Le saut à skis, ce sport extrême et bavarois, métaphorise l’enjeu de l’acte de filmer selon Herzog. Chaque tournage allie une foi insensée à une impeccable maîtrise technique.

Charlotte Garson

 

Le saut à skis, ce sport extrême et bavarois, métaphorise l’enjeu de l’acte de filmer selon Herzog. Chaque tournage allie une foi insensée à une impeccable maîtrise technique. Tel Steiner dont la performance oblige les organisateurs des concours de saut à déplacer les barrières de sécurité, Herzog repousse la frontière entre le documentaire et la fiction mais aussi entre le film et son remake (Nosferatu reprend certains plans du film éponyme de Murnau) et entre le filmable et l’invisible (l’hypnose des acteurs, qui confère une atmosphère de transe à Cœur de verre, 1976).

 

C’est sous le signe d’un double cheminement, horizontal (il a filmé sur les cinq continents) et vertical (montagnes et cieux, profondeurs volcaniques, océaniques et corporelles), que s’inscrivent les nouveaux territoires du documentaire. Herzog avait intitulé un de ses essais Fata Morgana, 1970, d’après les mirages qui, dans les contrées de neige, font perdre le sens des distances et des démarcations. ◼