Et si l'art rendait heureux ?
Après « Art et féminismes », le Centre Pompidou vous propose une nouvelle série de podcasts autour du thème « Art et thérapie ». Questionnons la manière dont l’art peut prendre soin de nous.
L’art rend-il heureux ?
Gérard Wajcman— Non. Encore qu’on pourrait faire la distinction entre celui qui le fait et celui à qui il s’adresse. Ce serait alors deux fois non. Si, par exemple, on dit que l’art pense et fait penser – ce que je crois –, cette dimension est déjà antinomique à toute aspiration au bonheur : la pensée cultive le doute, l’inquiétude, le paradoxe, elle dérange et ne promet aucun confort. Je ne dis pas que le confort soit le bonheur, mais penser est dérangeant et l’inconfort n’est certainement pas une bonne disposition pour le bonheur. Mieux vaut ne pas penser. C’est bien ce que dit la chanson, Don’t worry, be happy. Je crois pour ma part à l’art qui worry. Et puis si la recherche du bonheur était depuis l’Antiquité une discipline, je n’aimerais de toute façon pas l’idée de faire entrer l’art dans la quête actuelle du bonheur, quand les préceptes de la sagesse antique reviennent sous forme de vulgaires techniques, de modes d’emploi, de gymnastiques de l’esprit ou du corps, vidés de sens et réduits à de lamentables gadgets, ou à des molécules chimiques, pour pallier la douleur d’exister contemporaine. L’art comme pilule promesse du bonheur, non merci.
La pratique artistique peut-elle être un médium thérapeutique ?
GW — Dis comme ça, ça sonne comme une possible prescription. Artiste sur ordonnance ? Je ne sais pas. L’art-thérapie existe, les art-thérapeutes ont une pratique dont je ne doute pas qu’elle a des effets. Mais je pense à autre chose. Quand un sujet dit « fou » se trouve qualifié d’artiste brut ou outsider, comme on dit, et que ses œuvres – parce qu’il y a des œuvres, de première grandeur – sont exposées, comme le fit jadis, au départ, Hans Prinzhorn dans son Musée d'art pathologique à Heidelberg ou bien sûr Dubuffet à Lausanne, on fait donc entrer des sujets psychotiques, qui par définition se situent hors du lien social, dans un réseau de relations, humaines, esthétiques, y compris financières, et cela les arrache d’une certaine façon à une solitude tragique. Comment ne pas se réjouir ? Mais cela n’implique pas la pratique artistique en tant que telle puisque ça suppose une reconnaissance. Ce que je peux dire, en revanche, c’est que des artistes se « soignent », tout seuls, par leur art. C’est ce que Lacan a pu penser de Joyce, qu’il s’était en somme sinon « guéri » du moins maintenu debout par son écriture, sans quoi il aurait pu sombrer. Mais on ne peut pas parler ici en termes de « thérapeutique ». Je dirai sans doute un mot de ça à propos de Yayoi Kusama.
Retrouvez ici l'intégralité des podcasts de la série « Un podcast, une œuvre ».
La folie peut-elle être considérée comme un vecteur de création ?
GW — La réponse cette fois est oui. Disons qu’il y a dans ce qu’on appelle généralement la « folie » une structure trouée. Remarquez que psychotiques ou non, nous sommes tous des gruyères, mais ce qui manque chez les sujets psychotiques, leur trou à eux les appelle à produire quelque chose qui viendrait en quelque sorte obturer. L’idée est un peu qu’il y a un [+] qui répond à un [-]. J’ai suivi naguère une jeune femme qui m’amenait chaque semaine des centaines de pages d’écriture. Très étranges. J’aurais bien aimé avoir aussi peu d’angoisse de la page blanche qu’elle. Cela dit la question est qu’elle créait, certes, mais que ça ne faisait pas œuvre pour autant. Il ne suffit pas d’être fou pour être artiste. ◼
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Musée, niveau 5, salle 31
Photo © A. Cenno